#Roman francophone

Mon cher stagiaire

Anouk Laclos

Le mari d'Anouk vient de mourir. A 42 ans, elle se voit confier les rênes de l'empire de champagne Van Styn. Andrew, un étudiant américain à l'ambition débordante et au charme fou, rêve d'y faire un stage. Anouk lui laisse sa chance. La soif d'apprentissage du jeune homme va se révéler troublante... Entre bulles de champagne et déplacements professionnels de luxe commence une initiation enivrante aux plaisirs à la française. Jusqu'où Anouk osera-t-elle aller ? Mon cher stagiaire sort des sentiers battus en prenant une femme comme initiatrice sexuelle et la redécouverte de son plaisir. C'est une réussite 100 % made in France !

Par Anouk Laclos
Chez LGF/Le Livre de Poche

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Genre

Littérature érotique et sentim

« Existe-t-il plaisir plus grand ou plus vif que l’amour physique ? Non, pas plus qu’il n’existe plaisir plus déraisonnable. »

Platon

« Les folies sont les seules choses qu’on ne regrette jamais. »

Oscar Wilde

 

 

1

Qui est cette femme dans le rétroviseur ? Hormis cette chevelure rousse, tout en elle semble si terne, comme délavé. Ni son brushing ni son anticernes ne parviennent à estomper les nuits sans sommeil et leur sillon creusé par les larmes. Elle a les traits tirés, paraît lasse ; elle a l’air d’avoir mille ans. Cette femme que je peine à reconnaître dans la glace, c’est pourtant moi, Anouk VS, quarante-deux ans, la nouvelle directrice générale des champagnes Van Styn. Une promotion dont je suis censée m’enorgueillir. « La jeune femme pétillante, dans tous les sens du terme », comme titre la presse, a bien piètre allure.
Ce n’est pas le moment d’avoir un accident. Se concentrer sur la route ! La campagne vallonnée me rappelle nos merveilleuses balades sur les bords de Marne avec Armand. Les larmes me montent aux yeux à nouveau. À propos de rien et de tout. Juste envie de disparaître, de ne pas me rendre à ce satané conseil d’administration. Pourquoi ai-je accepté de reprendre le flambeau après la mort de mon mari ? Pour lui, justement. J’allume la radio, espérant tromper mon humeur sombre.
Quelle ironie de tomber sur Happy. La chanson de Pharell Williams me renvoie elle aussi à Armand et à ce moment merveilleux où il se croyait guéri. On avait écouté ce tube en boucle en roulant à tombeau ouvert jusqu’à la mer. Une sensation de pur bonheur que je revis en montant le volume et en appuyant sur l’accélérateur de la Maserati ; moi aussi j’y croyais dur comme fer à cette rémission. Si seulement je pouvais appuyer sur la touche pause. Repartir en arrière.
Alors que la mélodie laisse la place à une musique électronique, le bocage cède le pas à une étendue plate, banale, comme un grand vide. Le cœur à marée basse, je passe le panneau qui annonce l’entrée dans Épernay. Au premier abord, le bourg semble être une petite ville de province comme les autres. Ses ronds-points, ses terre-pleins fleuris, sa salle culturelle.
Jusqu’au moment où, surgissant de nulle part, apparaît un large boulevard, d’un luxe écrasant, comme un mirage. Bordée d’hôtels particuliers plus somptueux les uns que les autres, l’avenue de Champagne. La perle d’Épernay.
C’est ici la vitrine des grandes maisons de champagne françaises. De superbes bâtisses en brique et pierre, d’autres rococo, des portes cochères qui s’ouvrent sur des mondes clos. L’argent qui coule à flot. L’avenue la plus chère du monde, loin devant les Champs-Élysées.
Accélérer, prendre le large à fond et ne jamais me retourner… Mais comment pourrais-je fausser compagnie à Armand ? J’ai promis d’« assurer ».
Reprends-toi ma belle ! Ce n’est pas le moment de flancher. Ils t’attendent au tournant, presque tous autant qu’ils sont, assis autour du bureau ovale dans la grande salle de réunion. Au milieu des boiseries du salon avec ses trophées de chasse, je visualise la tête de cerf à dix cors empaillée qui trône au-dessus de la cheminée. L’animal m’a toujours donné l’impression d’être en train d’implorer une pitié qui n’avait aucune chance de lui être accordée. Je déteste la chasse, Armand n’était pas fan non plus. Mais chez les Van Styn, on aime « lâcher les chiens ».
Je suis le prochain gibier, cela ne fait pas de doute. Et celui qui me tient en joue, c’est Maxence, le sniper de la famille. À quarante-cinq ans, l’aîné des Van Styn, passé par la place boursière de Londres, est le grand argentier de la maison, le stratège. Cheveux gominés en arrière, costume trois pièces rayé taillé sur mesure. L’heure c’est l’heure ; il est sans doute en train de tapoter nerveusement sur la table en marqueterie d’ébène. Sa petite sœur, Constance, trente-sept ans, la chevelure mousseuse et les vêtements amples, griffonne sur ses cahiers moleskine, l’air inspiré. L’artiste « maudite » prétend avoir fait les beaux-arts à Paris alors que ses parents ont eu toutes les peines du monde à acheter son inscription à l’école de Reims. Elle est inoffensive, du moins quand elle ne se pique pas de refaire le logo de la maison ; quel mauvais goût ! Il faut dire qu’avec une mère écrasante comme Liliane Van Styn, elle a des circonstances atténuantes. La « méchante reine », comme je l’ai surnommée, est fort bien conservée pour ses soixante-quinze ans. Elle a un petit air de Marlène Dietrich, le dédain au bord de lèvres sèches déversant des paroles assassines sous couvert de réflexions anodines. Dans la fratrie, Édouard, quarante et un ans, le plus sensible peut-être, est celui qui s’en sort le moins bien. Le cadet des fils, la tignasse fournie, brille par ses turpitudes, de cure de désintoxication – héroïne, cocaïne – en thérapie. Il termine sa partie de Candy Crush sous le regard effaré de Quentin Delâtre, l’avocat de la famille, le petit chauve bedonnant ; c’est lui le véritable homme de pouvoir. Il a l’oreille de Liliane. Il est vraisemblable qu’elle l’aura déjà missionné pour trouver le principe juridique qui lui permettra de m’évincer du groupe en trois coups de maître. La vie pour lui se résume à une partie d’échecs. Heureusement je peux compter sur l’appui d’Alexandre, le cousin d’Armand, toujours bienveillant à mon égard.
Il est le seul à ne pas s’être opposé au fait qu’Armand m’ait fait entrer dans le capital de la société. Une hérésie pour tous les autres. À moins d’être né sur un coteau champenois, et qui plus est sur la bonne parcelle, de représenter un parti attractif, on n’entre pas comme ça chez les Van Styn. C’est pourtant ma campagne de marketing qui, il y a huit ans, a sorti la marque poussiéreuse des sous-sols crayeux d’Épernay. Grâce à moi, également, que le champagne Van Styn est devenu une marque glamour, partenaire officiel de Grand Steeple Chase, numéro un des ventes aux États-Unis. C’est aussi moi qui ai eu l’idée de créer des produits de beauté à partir des vignes champenoises.
Comment accepter qu’Armand ait cédé l’intégralité de ses parts à son ancienne assistante marketing junior, accessoirement sa femme, comment admettre qu’il ait décidé d’un don au dernier vivant, faisant de moi l’actionnaire majoritaire des champagnes Van Styn ? Ils ont dû se noyer dans leurs rince-doigts. Ils se moquent que nous ayons pu nous aimer passionnément pendant dix ans. Que ces trois dernières années, j’aie accompagné Armand dans son agonie, ce crabe et ses métastases, de rémission en chimiothérapie, l’espoir jusqu’à la nausée.
Nous n’avons pas eu d’enfant, et pour eux, c’est ce qui compte ou du moins ce qui ne compte pas : je demeure une pièce rapportée, tout comme ma fille, dont on peut se débarrasser d’un claquement de doigts sans l’once d’une culpabilité. Sabrer, dans la famille, on sait faire.
Les larmes me montent à nouveau aux yeux. Je serre le haut de mon nez entre le pouce et l’index pour les contenir. Ne pas pleurer, ne pas leur faire ce plaisir. Un coup d’œil au rétroviseur, « Tu vas assurer, hein ? », je me souviens des paroles d’Armand. Ce n’est plus le moment de douter. À côté du collège et de sa bâtisse aux portes bleues, l’enseigne Champagne Van Styn. Me voici arrivée. Ma gorge se noue.
La double grille dorée à l’or fin – on ne fait pas les choses à moitié ici – s’ouvre sur mon passage et je gare la Maserati à côté de la voiture de Maxence, sur la place de parking de mon défunt mari, devant l’hôtel particulier qui fait office de siège social.
Le gardien vient me signaler que je ne peux pas stationner ici tant que la passation de pouvoir n’est pas effective. Je suis en retard, inutile de discuter les ordres venant sans l’ombre d’un doute de Liliane, qui n’est pas à une vexation près. Une façon de me signifier le peu d’estime et d’affection qu’elle me porte.
Le temps de ressortir et de me garer un peu plus loin sur le parking des employés qui jouxte celui des visiteurs, j’arrive essoufflée dans la salle de réunion sous les regards contrits de la famille. Maxence entame la séance sans même me saluer :
— Nous pouvons commencer, donc, lance mon beau-frère en abordant son PowerPoint. Les chiffres sont bons, très bons, notre croissance à 10 % a de quoi faire pâlir les autres secteurs de l’économie. Mais conformément à ce qui avait été engagé précédemment, il faut continuer à croître et la proposition de Drinks Ltd. d’entrer dans le capital est difficile à refuser. Cette participation nous donne accès au marché asiatique où Drinks est fortement implanté. Diminuer les coûts, ne pas remplacer les départs à la retraite, plus on réduit la masse salariale, plus on valorise l’entreprise…
Quelle réunion éprouvante ! Alors que je m’apprête à dévaler l’escalier pour rejoindre la conférence de presse que je dois tenir au rez-de-chaussée, Alexandre vient me rejoindre dans le couloir et pose sa main sur mon épaule.
— Ça va, tu tiens le coup, ma chérie ?
— Ça va, ou je te raconte, comme disent les Argentins…
— Je dois filer à Reims. Tu es libre à dîner ce soir ?
— Absolument.
— Une envie particulière ?
— Non et surtout pas envie de décider.
— Je passe te prendre à 20 h 30.
— Super ! Merci Alexandre !
Le cousin d’Armand est le seul de la famille à m’avoir accompagnée pendant cette longue descente aux enfers. Je lui dois une fière chandelle.
— Madame Van Styn ?
Barbara, ma fidèle assistante, avec ses longs cheveux tenus en chignon, vient me rappeler à la réalité : la horde de journalistes locaux, réunis dans le petit salon qui donne sur le jardin. Je connais déjà leur première question.
— Et le fait d’être une femme dans un monde d’hommes, comme celui du champagne, de ne pas appartenir au sérail, vous pensez que ça pourrait être une entrave ?
C’est fascinant de devoir toujours répondre de sa féminité avant toute chose. L’idée ne viendrait à personne de demander à un homme ce que cela fait de diriger une entreprise de parfum. Mais dans le monde du champagne, et en particulier chez les Van Styn, c’est une question légitime.
Maxence et Liliane vomissent la presse locale tout en tentant de la corrompre régulièrement. J’ai des relations distantes mais respectueuses avec les localiers dont certains font un très bon boulot. Je les aperçois à travers les portes vitrées ; ils sont au moins une dizaine. Ne pas les décevoir, faire face, comme dirait Armand. Je pense à lui, encore et toujours, je suis prête.
2
19 heures déjà, j’ai hâte de rentrer chez moi ! À mon grand soulagement, l’entretien avec les journalistes s’est très bien déroulé – juste une petite question sur la recapitalisation de l’entreprise dont je ne me suis, me semble-t-il, pas si mal sortie ; j’ai même réussi à échapper à la séance photo avec la promesse de leur fournir un cliché autorisé que mon assistante leur enverra dans la foulée. Pourquoi ne répond-elle pas au téléphone ? Cela ne lui ressemble pas du tout.
Quand je rejoins son bureau sous la magnifique verrière de l’entrée, Barbara semble engagée dans une discussion un peu vive avec un jeune homme que j’aperçois de dos.
— Non, ce n’est pas possible, répète mon assistante,
Qui est cet individu qui parle avec Barbara ? Pitié, dites-moi que ce n’est pas un autre journaliste. Je suis exsangue, plus aucune énergie – Anouk maison ! –, tant pis pour les photos. Je me dirige vers la sortie en catimini. Alors que je m’apprête à prendre la poudre d’escampette, le ton monte d’un cran :
— Je veux la voir, dit le jeune homme avec un fort accent américain.
— Je vous ai laissé entrer, monsieur, car je croyais que vous étiez journaliste comme les autres, mais il faut partir maintenant.
— J’ai envoyé six CV, six lettres de motivation, aucune réponse. C’est pas très cool de ne pas répondre pour une grande société française. Vous pourriez au moins vérifier qu’elle a reçu mes courriers !
— Votre nom ? concède Barbara en soupirant.
— Andrew Nichols, j’ai demandé à rencontrer Anouk Van Styn, votre directrice de la communication et du marketing, il y a trois mois. Elle pourrait peut-être m’accorder un petit entretien de cinq minutes ?
— Ça ne va pas être possible, comme je vous l’ai dit…
— Elle est forcément encore dans les parages…
— Mme Van Styn n’est plus directrice de la communication et du marketing.
— Je ne partirai pas avant de l’avoir vue.
Barbara m’interroge du regard et je lui fais signe que je m’en vais. Elle reprend son rôle de cerbère.
— Ça ne va pas être possible…
— Je veux la voir, juste dix secondes !
— Et bien voilà qui est fait, dis-je en me présentant : Anouk Van Styn, enchantée, je dirige l’entreprise depuis le décès de mon mari il y a une semaine et officiellement depuis aujourd’hui. Heureuse de vous avoir rencontrée. Au revoir, monsieur.
Je tourne les talons. Il m’emboîte le pas, cependant, alors que je descends l’escalier en pierre de l’hôtel particulier.
— Je suis désolé, je savais pas pour votre mari…
— Quand on postule pour un job, la moindre des choses, c’est de s’informer, me semble-t-il.
Quel besoin ai-je eu de le moucher ainsi ? La violence des Van Styn s’est-elle immiscée en moi ? Suis-je déjà en train de devenir une des leurs, avec cette suffisance si particulière ? Ou bien était-ce simplement la pression de la journée et son lot de frustrations ? il a juste le malheur d’être le premier à se trouver sur ma route. Ou est-ce son attitude de jeune homme sûr de lui qui m’irrite à ce point ? J’éprouve la nécessité de le remettre à sa place. Je le regarde droit dans les yeux.
— Il y a une pile de CV de gens très bien élevés dans mon bureau. Et puis franchement, vous ne mettez pas les chances de votre côté avec votre tenue ; un costume avec une paire de running, ce n’est pas… optimal quand on prétend travailler dans le luxe.
Pourquoi suis-je aussi désagréable avec lui ? Comment expliquer cette réaction épidermique ? Probablement le contrecoup de cette journée tellement pénible. L’agressivité n’est-elle pas souvent une manière de cacher sa vulnérabilité ?
Je n’ai pourtant rien à reprocher à ce jeune homme, ni sa témérité ni son obstination. Il serait même plutôt agréable à regarder si l’on fait abstraction de la colère qui à cet instant rigidifie ses traits. Une mâchoire carrée, de larges épaules, des yeux clairs, une bouche charnue, et des cheveux blonds bouclés. Beau gosse, BG, comme dirait ma fille.
Je traverse la cour pour rejoindre le parking, les gravillons crissent sous mes talons. Il m’emboîte le pas.
— Vous pourriez me laisser une petite chance, je fais preuve d’un peu d’obstination, c’est quand même une qualité dans le business, non ?
Pour toute réponse, je fais signe au garde d’ouvrir la petite porte qui mène vers l’extérieur. Le jeune homme ne semble pas prêt à abandonner pour autant.
— Si vous m’engagez, vous ne le regretterez pas. Je sais tout sur le champagne.
Ce garçon est décidément le genre à entrer par la fenêtre quand on lui ferme la porte. Cette arrogance m’agace prodigieusement.
— Pouvez-vous me dire ce qu’est un champagne extra- brut ?
Il marque un moment d’hésitation.
— Un champagne extra-brut… C’est brut.
— Vous aussi vous êtes un peu brut de décoffrage et en plus un peu prétentieux… C’est un champagne auquel on n’ajoute aucun sucre après la fermentation. Maintenant vous le savez, au moins vous n’aurez pas perdu totalement votre journée.
— OK, je ne suis pas un parfait « connoisseur », admet-il.
Son accent américain revient en force ; je l’ai déstabilisé.
— Mais je connais votre secteur comme le dessus de ma main…
— En français, on dit « sur le bout des doigts », je crois.
Il énumère alors les résultats des champagnes Van Styn depuis trois ans, le positionnement par rapport à la concurrence. Visiblement, il s’est tout de même bien documenté.
— J’ai besoin de ce stage pour valider mon cursus à Dauphine université, mon français est parfois rouillé, mais j’apprends vite et… vous pourriez être sympa !
— J’aimerais bien pouvoir l’être, mais il ne vous aura pas échappé que l’heure est aux licenciements, pas aux embauches. On ne prend plus que des stagiaires qu’on exploite sans état d’âme en les triant sur le volet. De préférence, des diplômés de grandes écoles qui sont tombés dans le champagne quand ils étaient petits. Des amis de la famille avec des noms à particule. Ne perdez pas votre temps.
Il ne désarme pas :
— J’ai cru comprendre que les Américains rachetaient votre société et je me disais que peut-être je pourrais être un asset, je veux dire un atout pour vous. Vous aider à perfectionner votre anglais peut-être ?
— J’ai déjà quelques notions, merci, et à l’heure actuelle on cherche plutôt des candidats qui parlent allemand pour nous développer dans les pays de l’Est, ou chinois pour l’Asie.
— On m’a déjà fait cette réponse, répond-il avec ironie, le pire c’est quand on invoque la guerre en Syrie ou le réchauffement climatique ou qu’on prétexte que je n’ai pas d’expérience ; c’est apparemment inutile que je vous laisse ma carte. Au revoir.
— Effectivement, je crois qu’on a déjà votre CV en plusieurs exemplaires, monsieur…
— Le nom est Nichols, Andrew Nichols, assène-t-il, furieux.
Après cette fin de recevoir, je regagne le parking visiteurs sans me retourner. Presque déçue qu’il ne tente pas une dernière offensive. Il a fait preuve d’une belle pugnacité ; en d’autres circonstances, il aurait pu faire basculer ma décision. Le facteur chance de l’existence est au moins aussi important que les compétences. Il n’a pas été là au bon moment.
Je me sens un peu coupable d’avoir été si sèche, puis avec cet esprit d’escalier qui est le mien, je me demande pourquoi les femmes se sentent toujours coupables de tout. La faute à Ève ? La Bible et l’Histoire écrits par des hommes ? J’entends presque la voix rocailleuse de James Brown me murmurer : It is a man’s world, but it would be nothing, nothing, nothing without a woman or a girl (c’est un monde d’hommes mais qui ne serait rien, rien du tout sans une femme ou une fille). Vite, me retrouver à l’intérieur de la Maserati, dans ce cocon protecteur, et mettre la musique à fond. Faire le vide. Ce dont j’ai le plus besoin après cette journée éreintante.
Cependant, alors que j’actionne l’ouverture automatique des portes, j’ai juste le temps de voir comme une ombre fugace se refléter dans les vitres fumées de ma voiture. Et tout va très vite. Une silhouette vêtue d’un sweat à capuche surgit et sans que j’aie le temps de voir son visage, m’arrache mon sac de l’épaule en me précipitant sur le sol, avant de détaler.
Le parking visiteurs n’étant pas gardé, je ne peux compter sur l’aide de personne et surtout pas sur mes talons aiguilles pour rattraper mon voleur. Je suis tremblante, sous le choc, mais quand je me relève, j’ai la surprise de voir quelqu’un courir à la poursuite de mon agresseur. Je n’en crois pas mes yeux. Il s’agit de ce candidat que j’ai éconduit, le fameux Andrew Nichols. Il opère une formidable accélération. Il gagne du terrain et se trouve sur le point de rattraper l’homme à la capuche. Alors que le jeune Américain tente de lui reprendre mon sac, le voleur lui balance son poing dans la figure, une première fois, puis une deuxième fois tandis que retentit au loin le bruit d’une sirène de police.
Quelqu’un aura sans doute fini par donner l’alerte, l’agresseur relâche sa prise et prend la fuite dans les petites ruelles.
Andrew Nichols revient vers moi, avec le nez ensanglanté et mon sac à la main. Je suis à la fois confuse et reconnaissante quand il me le tend.
— C’est à vous, je crois… Hermès, vous avez plutôt bon goût…
— Non, j’ai simplement de l’argent et me soumets bêtement aux indicateurs sociaux quand j’ai une réunion professionnelle… Vous courez vite !
— Si vous aviez pris la peine de lire un de mes six CV, vous sauriez que j’ai été champion universitaire de quatre cents mètres haie.
Son nez ruisselle de sang sur sa veste de costume. Je sors un Kleenex. Il grimace. Je lui demande un peu stupidement :
— Vous avez mal ?
— Non… seulement quand je respire.
Je souris, à mon grand étonnement ; cela ne m’était pas arrivé depuis si longtemps que les muscles de mes joues observent une contraction presque douloureuse.
— Je retire ce que j’ai dit sur les baskets… Finalement, c’est parfait avec votre costume pour le « casual Friday ». Dommage que je n’ai pas besoin de bodyguard…
— Ahah, lance-t-il ironique en grimaçant de douleur à nouveau.
L’agressivité revient toujours en boomerang à son envoyeur. Je m’en sens désolée.
— Je vais vous conduire à l’hôpital.
— Merci, je vais me débrouiller, je ne voudrais pas tâcher votre siège de voiture.
Sa fierté m’impressionne et il vient de marquer un point.
— Comme vous voudrez… L’essentiel c’est que vous soyez là lundi prochain à 8 h 30.
— Si c’est une blague, ce n’est pas très drôle, dit-il en tamponnant son nez.
— Je n’ai pas trop le sens de l’humour en ce moment, je croyais que vous vous en étiez aperçu. On paie les stagiaires 600 euros par mois, plutôt pas mal par rapport à ce qui se pratique, plus une indemnité forfaitaire de 500 euros sur la totalité du stage. C’est de l’esclavage pur, mais si ça vous convient…
Je lui tends ma carte et griffonne mon numéro de téléphone.
— Cool !
— Envoyez-moi un petit texto pour confirmer.
— OK.
— N’oubliez pas de rapporter le ticket du pressing si vous voulez être remboursé par les Van Styn.
— OK.
— Et… merci beaucoup, je vous dois une fière chandelle !
Il me regarde, interpellé par cette expression imagée. Je traduis :
— I owe you big !
— My pleasure ! répond-il avec un petit sourire intérieur.
My pleasure ! L’expression anglaise est ô combien plus raffinée que notre « pas de quoi ! » pensé-je en démarrant la voiture. Cet Andrew Nichols est visiblement aussi fier que saint Georges d’avoir terrassé le dragon : moi. Pourvu que je ne m’en morde pas les doigts de prendre ce parfait inconnu comme stagiaire pour ses performances au sprint ! En même temps, qu’ai-je réellement à perdre ? S’il ne fait pas l’affaire, il me suffira de claquer des doigts pour le faire disparaître et le remplacer à la seconde. A contrario, sa connaissance du monde de l’entreprise anglo-saxon pourrait s’avérer utile et de toute manière, il faut un peu de sang neuf dans cette bonbonnière familiale qui sent l’antimite. Mieux vaut former des néophytes plutôt que de me laisser phagocyter par les suppôts de ma belle-famille si je ne veux pas ressembler à ces marronniers décolorés de l’allée où je gare la voiture.
Cela va agacer tout le monde, cette première décision sans consulter personne ; ce n’est pas tout à fait pour me déplaire.

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01/03/2017 320 pages 7,30 €
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