Prologue
— C’était le moment où l’on sale la chair crue, quelques nuits avant la Noël.
L’homme, costumé de rouge, se tenait accroupi au bord de l’estrade. Il portait un gant de fer tout empli de griffes froides et argentées et le tendait vers la foule. Personne ne se tourna vers lui. Les visages se fixaient sur les jongleurs des tréteaux d’en face, sur l’ours au crâne tondu qui passait dans les rangs, un petit enfant morveux sur le dos. Le masque de l’homme était celui d’une bête, velu, taillé dans un cuir patiné et de la poilure cramoisie. Il avait un nez noir et gros comme une noix. Il se racla la gorge, cracha de côté pour s’alléger la voix et continua plus fort :
— L’air était si froid que les étoiles étaient prises au ciel comme pièces d’argent dedans la glace.
Rien.
— Ysengrin avait eu faim, et avec lui sa femme et ses enfants. Les loups savent à l’habitude où manger, mais l’hiver était noir et les forêts vides. Il n’y avait plus rien comme vivier que l’étang.
Il était encore matin ; il avait plu pendant la nuit, et l’eau pissée des gouttières attirait plus l’attention que l’homme en rouge. Un enfant, par hasard, se tourna pourtant vers la plate-forme en se torchant le nez. À voir la manière dont son doigt s’enfonçait loin, il touchait l’os. Au danger de sa vie il arrêta son geste en voyant le masque de cuir puis, heureusement, retira son doigt et sans se l’essuyer tira sur la main de sa mère. Elle aussi s’écarta de la scène des jongleurs, hésita, se fixa sur le comédien avec le même air de passion que portent les vaches au pré lorsqu’elles sont particulièrement sottes.
— L’étang était si gelé qu’on aurait pu y danser à cinquante hommes. Il se trouvait dedans un trou unique, percé là par les paysans pour y faire boire leurs bêtes.
Un des jongleurs sur l’autre estrade fit tomber sa balle, et le public éclata méchamment de rire.
— En temps de famine, Ysengrin avait pour habitude de rester sa nuit au-dessus du trou pour y guetter les poissons. Parfois ils remontaient à la surface afin de voir le ciel, et il les mordait alors pour les ramener à sa famille. C’étaient de longues nuitées à se geler la chair des pattes, mais ses enfants avaient alors de quoi voir grossir leur ventre.
La place était pleine. Sous les remparts et les drapeaux usés, sales, on ne voyait rien de l’herbe du sol ; elle avait tourné en terre remuée, en boue là où s’écoulait l’eau. Tout débordait de pieds, de figures, de tentes branlantes et de feux à roussir les poissons du jour maigre. Cela sentait l’écaille chaude et la sueur aigre du matin, l’haleine des chevaux de l’écurie derrière le mur d’enceinte et le cuir mouillé des chausses humides. L’homme rouge dévisagea l’enfant comme s’il allait le manger ; il se pencha en avant, à quatre pattes, sa main argentée plantée dans le bois usé de sa scène. Sur son genou, son justaucorps de costume portait un trou qui filait son cramoisi. L’enfant recula presque pour fuir, trébucha contre le dos d’un homme qui se tourna vers eux à son tour.
Extraits
Commenter ce livre