#Roman francophone

Mourir est un enchantement

Yasmine Chami

Sara, une femme marocaine de quarante ans fragilisée par un diagnostic médical inquiétant, s'installe sur un canapé, choisissant peut-être de prendre le temps de vivre. Là, tendrement entourée de ses deux fils, elle se livre au plaisir de redécouvrir le contenu d'un grand sac de toile dans lequel se trouvent pêle-mêle toutes ses photos de famille. Dès lors s'imposent les visages de ses parents, de ses oncles et tantes, ces jeunes gens des années soixante-dix aussi beaux que déterminés au bonheur dans ce pays qui se trouvait pourtant à l'orée d'un basculement irréversible. Viendront ensuite ses cousins et son frère - ils ont huit ou dix ans - dans un jardin, posant avec elle sur un muret en plein soleil, ou au couchant en bord de mer. Tant d'images, de lumières et d'impressions subtiles figées pour l'éternité. Tant de portraits riches de singularités conjuguées que Sara réanime en éclairant leur vulnérabilité et leur aveuglement face à ce pays tant aimé qui ne cessait pourtant de subir les violences des enjeux de pouvoir. Un roman d'une rare élégance, sur une constellation familiale qui a rassemblé, au coeur des conflits de l'Histoire, des hommes et des femmes dont l'acceptation profonde de l'humanité des autres a contribué à la création d'un univers éminemment particulier. Un livre où le combat des femmes s'éploie de l'intime à l'universel.

Par Yasmine Chami
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

pour mes fils

 

pour mes parents

 

en hommage à mes grands-parents

 

 

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !…

 

PAUL VALÉRY, Charmes,

“Le Cimetière marin”.

 

 

Dans un jardin sur une table


La photographie est en noir et blanc, et c’est la magie de cette gradation du noir mat, légèrement passé, au blanc touché d’une pointe d’ivoire, qui donne à l’instant ainsi retenu une sorte de solennité douce, comme si ce qui était soustrait à l’oubli par l’objectif méritait de l’être. Le grain est légèrement visible, le jardin semble un peu poudreux, et l’ombre des cyprès étirée s’arrête miraculeusement aux pieds de l’élégante table de jardin blanche en fer forgé. Certainement, une photographie en couleur aurait laissé paraître çà et là les atteintes de la rouille déparant la ligne en volute des pieds de la table posée à même la terre fraîchement retournée. C’est sûrement le printemps, il y a une sensation de lumière, et les rosiers grimpent en fleur le long des colonnes de la terrasse derrière eux. Sara est penchée sur le cliché, elle se souvient encore de ce pull de coton ivoire parsemé de cœurs minuscules, d’un rouge de Chine disait sa mère, et cette évocation d’un monde lointain la faisait immédiatement voyager. Elle disait toujours à Sara “ton corsage avec les cœurs rouge de Chine”, comme si décrire autrement la couleur des cœurs imprimés eût été un manquement à la profondeur de ce rouge dense comme une laque asiatique. On remarque le motif minuscule, les cœurs semblent gris, d’un gris soutenu, cendre, et l’ivoire du pull est un peu brumeux. La porte-fenêtre du salon jaune qui donne sur la terrasse est entrouverte, et un voilage s’échappe vers le jardin, transparent comme un calque à la blancheur à peine menacée par le contre-jour qui le teinte d’une nuance perlée. Ils sont derrière, un groupe de jeunes adultes pleins de lumière et d’ombre, lointains et tutélaires, occupant avec assurance les divans profonds, riant et s’exclamant ; les verres en cristal taillé jettent sur la table basse encombrée de coupelles débordantes d’olives et d’amandes des éclats coupés ; chemisiers ajustés à col pointu, pantalons pattes d’ef, les pères sont incroyablement jeunes, pris dans ces années pleines de rêves prêts à être écrasés. La mère de Sara est penchée sur la platine, Sara croit la voir, son fin visage aux yeux clairs, la paupière noircie, les cheveux lissés, et les inévitables sandales à hauts plateaux pour élancer une silhouette déjà menue. Elle fait face à sa sœur, la tante de Sara, assise sur un petit fauteuil crapaud, ses longues jambes minces ramenées sous elle ; l’ombre de ses cils recourbés effleure ses pommettes, sa tante a toujours cette élégance intemporelle un peu inquiète. Les grands-parents de Sara aussi sont jeunes, à peine vingt ans de plus que ses parents, une fin de cinquantaine bien portée, sa grand-mère, Mamie, trône dans la bergère, très belle, ronde comme les actrices des années cinquante, le sourcil droit levé dans un faux questionnement aristocratique. Le grand-père de Sara, Papi, n’est pas avec eux, il est sorti respirer après une discussion politique brûlante, ce sont les années de fièvre, quelques jours avant le coup d’État de Skhirat, les intellectuels sont presque tous marxistes, la monarchie est à la fois portée et bousculée par la certitude de ces jeunes nationalistes diplômés des meilleures écoles françaises qui pensent que l’avenir leur appartient, qu’il faut construire la modernité du pays. Les femmes sont en robes au-dessus du genou, celle de la tante de Sara a un motif géométrique orange et marron, la mère de Sara porte un pantalon ajusté et un collier en cuir tressé avec un médaillon en or et améthyste un peu baroque ramené par son mari d’un voyage en Suède. Les verres sont pleins d’un whisky ambré, qui songerait à s’en indigner ? Dans le salon, les amis de ses parents, de sa tante aussi, la sœur cadette de sa mère, et de son mari, des ingénieurs, des médecins, un psychiatre… Bien sûr, toutes ces choses ne sont pas sur la photographie, mais comment Sara pourrait-elle vraiment se souvenir d’eux quatre sans évoquer les jeunes gens insondables dont ils dépendaient alors ?

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08/03/2017 107 pages 13,80 €
Scannez le code barre 9782330075583
9782330075583
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