#Roman étranger

Mrs. Bridge

Evan Shelby Connell

Attention, chef (s)-d'oeuvre ! Tout allait bien, semblait-il. Les jours, les semaines, les mois passaient, plus rapidement que dans l'enfance, mais sans qu'elle ressentît la moindre nervosité. Parfois, cependant, au coeur de la nuit, tandis qu'ils dormaient enlacés comme pour se rassurer l'un l'autre dans l'attente de l'aube, puis d'un autre jour, puis d'une autre nuit qui peut-être leur donnerait l'immortalité, Mrs. Bridge s'éveillait. Alors elle contemplait le plafond, ou le visage de son mari auquel le sommeil enlevait de sa force, et son expression se faisait inquiète, comme si elle prévoyait, pressentait quelque chose des grandes années à venir. Mrs. Bridge et son pendant, Mr. Bridge, forment une oeuvre en diptyque fondatrice de la littérature américaine d'après-guerre, adulée par des générations entières de romanciers. Portée par une écriture d'une précision redoutable, un ton à l'élégance distanciée et une construction virtuose, une redécouverte à la hauteur de celle d'un Richard Yates avec La Fenêtre panoramique ou d'un John Williams avec Stoner.

Par Evan Shelby Connell
Chez Belfond

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Editeur

Belfond

Genre

Littérature étrangère

À Barbara et Matthew Zimmermann

 

 

« Mais où est ce que je recherche depuis si longtemps ?

Et pourquoi ne l’ai-je pas encore trouvé ? »

Walt WHITMAN.

 

 

Préface

 


* * *

 

 

Un cauchemar existentiel à part entière : voilà la partie immergée de cet iceberg qu’est Mrs. Bridge. En surface, le roman paraît bien plus simple : la vie d’une femme au foyer de Kansas City qui, entre deux guerres mondiales, joue à la perfection son rôle dans la société, prend soin de son mari et élève ses enfants tout au long de cent dix-sept chapitres d’une concision et d’une exactitude toutes confucéennes. Il n’y a pas dans ce livre le moindre mot superflu. Les retours en arrière sont presque inexistants ; les phrases sont directes, élégantes mais sans atours, ce qui rend la moindre envolée lyrique d’autant plus sensationnelle. Mrs. Bridge y est décrite, non sans compassion, comme une femme incapable de réfléchir, dénuée d’imagination et que tout sidère. Ses manières sont incertaines, ses sentiments réprimés. Elle se réfère en tout et pour tout à son mari, qui l’étouffe complètement. Elle tente d’aiguiller ses enfants vers les mêmes platitudes insignifiantes qui ont régi son éducation, horrifiée par la moindre manifestation d’individualité, et ce jusqu’à ce qu’ils grandissent, que les rôles s’inversent et qu’elle puisse se complaire à son tour dans l’infantilisme. Du premier au dernier de ses brefs chapitres, ce livre est une chronique des chocs psychologiques subis par Mrs. Bridge dans tous les aspects de son être : sa contenance, sa compréhension, sa simple existence… Où qu’elle aille, elle est assaillie de toutes parts.

Mrs. Bridge est également un livre très drôle ; chaque page apporte son lot de surprises parfois troublantes par l’intimité qu’elles laissent entrevoir. Connell a l’art de donner à ses phrases des tours inattendus, de les faire bifurquer sans préavis vers l’absurde, le non sequitur et le comique, mais toujours en posant le doigt juste où il faut. L’une des filles de Mrs. Bridge a une amie d’enfance, Alice, qui informe Mrs. Bridge « qu’elle n’aimait pas les épinards, que c’était fait avec de vieux sachets de thé. » Des sachets de thé ! N’est-ce pas là l’essence même de l’imagination enfantine, et par ailleurs une analogie aussi curieusement appropriée qu’incroyablement drôle ? J’ai tout particulièrement apprécié les échanges entre Mrs. Bridge et son fils Douglas ; le fils pragmatique et espiègle, la mère continuellement déconcertée. Dans ces passages, l’humour se fait plus expansif et Connell nous offre un cours magistral sur l’art de la scène comique. L’un des épisodes voit Mrs. Bridge décréter que Douglas a atteint l’âge auquel tout jeune homme se doit de porter un chapeau. Celui-ci résiste du mieux qu’il peut, mais finit par se rendre avec elle en ville où ils achètent « un chapeau, un chapeau très classique, d’ailleurs. » « Elle ne s’attendait pas à le voir sur la tête de Douglas, écrit Connell, mais, chose étrange, il le mit partout. » Il prend l’habitude de le porter devant-derrière puis, à la grande confusion de sa mère, l’orne d’un badge jaune vif sur lequel est écrit « Faisons connaissance ». Mrs. Bridge ne comprend tout simplement pas les manières de son fils. Ce petit jeu ironique entre deux personnages si farouchement dissemblables met en évidence l’aliénation qui, on le comprend vite, est le lot quotidien de Mrs. Bridge. Enrobée d’humour et de quelques passages plus tendres, cette austère réalité devient plus tolérable, et aussi plus touchante.

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trad. Clément Leclerc, Chloé Royer
14/01/2016 360 pages 16,00 €
Scannez le code barre 9782714459596
9782714459596
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