À Barbara et Matthew Zimmermann
« Mais où est ce que je recherche depuis si longtemps ?
Et pourquoi ne l’ai-je pas encore trouvé ? »
Walt WHITMAN.
Préface
* * *
Un cauchemar existentiel à part entière : voilà la partie immergée de cet iceberg qu’est Mrs. Bridge. En surface, le roman paraît bien plus simple : la vie d’une femme au foyer de Kansas City qui, entre deux guerres mondiales, joue à la perfection son rôle dans la société, prend soin de son mari et élève ses enfants tout au long de cent dix-sept chapitres d’une concision et d’une exactitude toutes confucéennes. Il n’y a pas dans ce livre le moindre mot superflu. Les retours en arrière sont presque inexistants ; les phrases sont directes, élégantes mais sans atours, ce qui rend la moindre envolée lyrique d’autant plus sensationnelle. Mrs. Bridge y est décrite, non sans compassion, comme une femme incapable de réfléchir, dénuée d’imagination et que tout sidère. Ses manières sont incertaines, ses sentiments réprimés. Elle se réfère en tout et pour tout à son mari, qui l’étouffe complètement. Elle tente d’aiguiller ses enfants vers les mêmes platitudes insignifiantes qui ont régi son éducation, horrifiée par la moindre manifestation d’individualité, et ce jusqu’à ce qu’ils grandissent, que les rôles s’inversent et qu’elle puisse se complaire à son tour dans l’infantilisme. Du premier au dernier de ses brefs chapitres, ce livre est une chronique des chocs psychologiques subis par Mrs. Bridge dans tous les aspects de son être : sa contenance, sa compréhension, sa simple existence… Où qu’elle aille, elle est assaillie de toutes parts.
Mrs. Bridge est également un livre très drôle ; chaque page apporte son lot de surprises parfois troublantes par l’intimité qu’elles laissent entrevoir. Connell a l’art de donner à ses phrases des tours inattendus, de les faire bifurquer sans préavis vers l’absurde, le non sequitur et le comique, mais toujours en posant le doigt juste où il faut. L’une des filles de Mrs. Bridge a une amie d’enfance, Alice, qui informe Mrs. Bridge « qu’elle n’aimait pas les épinards, que c’était fait avec de vieux sachets de thé. » Des sachets de thé ! N’est-ce pas là l’essence même de l’imagination enfantine, et par ailleurs une analogie aussi curieusement appropriée qu’incroyablement drôle ? J’ai tout particulièrement apprécié les échanges entre Mrs. Bridge et son fils Douglas ; le fils pragmatique et espiègle, la mère continuellement déconcertée. Dans ces passages, l’humour se fait plus expansif et Connell nous offre un cours magistral sur l’art de la scène comique. L’un des épisodes voit Mrs. Bridge décréter que Douglas a atteint l’âge auquel tout jeune homme se doit de porter un chapeau. Celui-ci résiste du mieux qu’il peut, mais finit par se rendre avec elle en ville où ils achètent « un chapeau, un chapeau très classique, d’ailleurs. » « Elle ne s’attendait pas à le voir sur la tête de Douglas, écrit Connell, mais, chose étrange, il le mit partout. » Il prend l’habitude de le porter devant-derrière puis, à la grande confusion de sa mère, l’orne d’un badge jaune vif sur lequel est écrit « Faisons connaissance ». Mrs. Bridge ne comprend tout simplement pas les manières de son fils. Ce petit jeu ironique entre deux personnages si farouchement dissemblables met en évidence l’aliénation qui, on le comprend vite, est le lot quotidien de Mrs. Bridge. Enrobée d’humour et de quelques passages plus tendres, cette austère réalité devient plus tolérable, et aussi plus touchante.
Extraits
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