#Roman francophone

Noces de neige

Gaëlle Josse

Elles sont des centaines à rêver d'une autre vie. Mais pour Irina, rêver ne suffit pas. De Moscou, le Riviera Express doit la conduire à Nice, jusqu'à Enzo. Elle est prête à saisir sa chance. N'importe quelle chance. Mais sait-on vraiment ce qui nous attend ? Irina n'a jamais entendu parler d'Anna Alexandrovna, jeune aristocrate russe, ni de son long voyage en train, en sens inverse, de la côte d'Azur à Saint-Pétersbourg, un huis clos où les événements tragiques se succèdent. Qui s'en souvient ? Un siècle les sépare, et pourtant leurs histoires sont liées à jamais.

Par Gaëlle Josse
Chez Editions Autrement

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Genre

Littérature française

Nice, 9 mars 1881
La fête est finie, nous partons. Dans quelques jours nous serons à Saint-Pétersbourg. Là-bas, la ville est encore enfermée dans son hiver. Bientôt viendra le dégel, avec les blocs de glace irisée emportés par la Neva, où se reflètent l'or et les couleurs joyeuses de nos palais. Je vais vivre, enfin, je vais revivre. Qu'y puis-je si ces mois interminables que nous passons chaque année ici, à Nice, me sont un calvaire ?
Nous voilà arrivés sur ce quai poussiéreux encombré des malles que l'on monte à bord. Ma mère est là, dans une immobilité de statue, lèvres pincées. Mon père, le grand-duc Alexandre Feodorovitch Oulianov, marche de long en large, aussi impatient que moi de ce voyage.
Vladimir, mon frère aîné, se tient un peu à l'écart, pâle au milieu de ses amis venus lui faire leurs adieux.
Plus loin, j'aperçois Mathilde, notre gouvernante fran­çaise, à côté de sa mère et de sa sœur qui la pressent contre leur corset à l'en étouffer. Mon jeune frère Nikolaï la suit comme son ombre. C'est étrange, nous sommes une même famille, mais personne n'est heu­reux en même temps.
Nous partons. Je devrais, comme tous les Russes qui viennent ici chaque hiver, me réjouir des caresses du climat, des mimosas et des bougainvillées, des fêtes incessantes, des réceptions, des galas, des promenades et des concerts, me réjouir des vêtements et des chapeaux légers qui remplacent ici manteaux, bottes et chapkas, me réjouir du bleu insensé de la mer et de toute cette végétation aux couleurs acidulées, insolentes.
À seize ans, je devrais être comblée par ces fêtes, cette légèreté qui amène grands-ducs, princesses, dames d'œuvres, notables, artistes, courtisanes, voyous et profiteurs à se croiser dans les mêmes lieux, à rire et boire ensemble, à s'aimer parfois. Je devrais me réjouir du défilé quotidien des couturières et des modistes et n'avoir en tête que la robe ou l'étole à étrenner pour une nouvelle soirée, un nouveau bal, un nouveau concert.
Il n'en est rien. Ma vie est ailleurs. Je n'éprouve ici qu'accablement. Mais qui s'en soucie ? Je laisse ces joies à ma mère, la grande-duchesse Maria Petrovna Oulianova, et à mon frère Vladimir, cadet du tsar. J'ai l'impression que leur vie commence sur ce quai de gare, lorsque nous arrivons à la fin du mois de novembre, et s'y achève à notre départ au début du printemps. Cette fois-ci, sur l'insistance de mon père, nous repartons plus tôt que les autres années. De combien de fêtes, de défilés fleuris ma mère va-t-elle être privée ? Je pense que ce qui la met au désespoir, c'est aussi ce palais tout neuf où elle se plaît tant, et que nous laissons derrière nous jusqu'à l'année prochaine.
Car elle a voulu un palais. Elle ne voulait plus descendre au Westminster ni au Grand Hôtel Méditerranée, malgré la suite luxueuse que nous occupions d'ordinaire dans ce dernier, avec ses balcons en pierre blanche ouvrant sur la longue courbe de la Promenade des Anglais. Un per­sonnel négligent, impertinent à son goût, aux manières désastreuses, et tous ces salons, ces jardins qu'il lui fallait louer en permanence pour recevoir, sans même qu'elle puisse y montrer sa propre argenterie et ses coupes en cristal taillé. Pendant des années, elle a harcelé mon père, jusqu'à ce qu'il accepte de faire construire l'hôtel particulier où nous résidons maintenant, au calme dans les hauts de Nice, la mer à nos pieds.
Du jour où mon père a cédé à son caprice, ma mère s'est transformée en architecte, en décorateur, en peintre, en paysagiste. Rien ne lui a échappé. Jour après jour, elle a harcelé les responsables du chan­tier, jusqu'à ce que son rêve de pierre prenne forme. Rien, rien n'était trop beau, trop grand, trop fastueux. Colonnes, balcons, boiseries peintes, murs décorés de paysages italiens en trompe l'œil, parquets marquetés, escaliers en pierre, portraits de famille...
La grande-duchesse Maria Petrovna est belle, somp­tueusement belle. Parfois, je la regarde à la dérobée, et je l'admire. Port de tête souverain, regard intense, teint clair et cheveux sombres, avec des épaules de marbre blanc, la taille étroite, élancée, prise dans des robes qu'elle sait choisir à son avantage. Elle n'aime pas que je la regarde de cette façon. Qu 'avez-vous à me fixer ainsi, Anna Alexandrovna ? N'avez-vous donc rien d'autre à faire ? Eh bien, auriez-vous perdu l'usage de la parole ? Je crois que je lui fais perdre son précieux temps, il y a toujours un domestique à houspiller, des ordres à passer au cuisinier, une couturière à martyriser ou un orchestre à convoquer pour l'agrément d'une soirée.
Alors que la construction du palais touchait à sa fin, ma mère s'est passionnée pour l'art des jardins. Elle a fait planter des palmiers de part et d'autre de la grille d'entrée, fait tracer des massifs à la française, exigé une haie de cyprès au fond du parc. Un souvenir d'Italie... Elle a voulu une volière, une construction de métal ouvragé qui abrite des arbustes et des perchoirs pour les perruches colorées et toutes les espèces à plume qu'elle a désiré y faire venir. Avec le temps, elle s'est aperçue que la volière était installée trop près de la maison, les cris et piaillements variés qu'on pouvait y entendre la dérangeaient ; la volière fut déplacée.
Au fond du parc, elle a voulu une serre. Un jardinier y entretient quantité d'orchidées aux formes contour­nées et aux noms étranges. Sur le perron, des oran­gers et des citronniers ont été disposés dans des caisses en bois verni, une idée volée à l'une de ses amies, la comtesse Gretchenko. Un bien étrange épouvantail, la comtesse. À la voir pour la première fois, on dirait qu'elle sourit sans cesse. Il n'en est rien. C'est un rictus figé en biais, comme si un coup de hache avait séparé son visage en deux parties inégales.
Ici, à Nice, nous mangeons russe, nous rions fran­çais, et nous valsons viennois.
La valse, son lent et hypnotique tournoiement, et son accélération, où le couple semble emporté par une force qui le dépasse, soutenu par la vibration des instruments à cordes. C'est long, parfois très long, la Valse de l'Empereur est interminable. C'est la préférée de Mère, aussi n'est-il pas rare qu'elle soit jouée à plu­sieurs reprises lors d'une même soirée. Je la redoute entre toutes. Afin de ne pas céder à la nausée provo­quée par ce balancement circulaire, la cavalière doit poser son regard sur un point à l'extrémité de la salle, par-dessus l'oreille de son danseur. Ainsi leurs regards ne se croisent-ils que rarement. Mais quel cavalier serait assez fou pour me regarder dans les yeux ?
Mère rêve de grandeur, et de folies que le monde lui envie. Elle vit pour les fêtes, celles qu'elle donne et celles dont elle est l'un des plus beaux ornements. Y a-t-il à Nice un seul bal, une seule réception réus­sie sans la présence de la grande-duchesse Maria Petrovna Oulianova ? Lorsqu'elle reçoit, le monde arrête sa course et demeure suspendu à ses seuls désirs. Flambeaux, girandoles, candélabres illuminent les salons. Sous les cols-de-cygne des lustres de Murano, les tuniques blanches et les épaulettes se pressent autour des robes enrichies de perles et de pierres pré­cieuses.
Le parfum des fleurs, roses d'hiver et mimosas, ins­tallées dans d'immenses vases posés sur les cheminées ou les guéridons, est porté à son paroxysme par la chaleur des bougies et celle des corps. Il en devient écœurant, mais nul n'en paraît incommodé. Peut-être suis-je la seule ici à détester ces compositions rigides et prétentieuses, vouées à la boîte à ordures sitôt la soirée passée.
Les femmes sont gaies, elles sont étincelantes, gorges nues, satins, rubans, escarpins en soie brochée, gants. Les hommes sont beaux, d'une sorte de beauté collec­tive, qui ne s'arrête pas aux traits ou à la prestance de l'un d'eux en particulier, une sorte de beauté conta­gieuse qui dispenserait ses bienfaits comme un divin poudroiement venu des deux. Je peux comprendre que Mère ait le cœur déchiré de quitter un tel paradis.
Quand les fêtes ne se tiennent pas chez nous, elles nous font courir ailleurs, de palais en hôtel parti­culier. Les préparatifs occupent une grande partie de la journée. Mère découvre le matin une tache sur le vête­ment qu'elle a décidé de porter ce soir-là, ou bien c'est une étole précieuse qui est froissée, ou dont les franges sont décousues. Tatiana, sa femme de chambre, une Caucasienne noiraude et superstitieuse, quitte alors la chambre sous les insultes, sous les coups parfois. Ainsi, Mère a-t-elle cassé il y a peu sa brosse à cheveux à manche d'ivoire incrusté d'argent.
Vient alors le moment que j'appréhende tant, celui où elle me fait venir à elle, habillée, pour une ultime vérification de ma toilette. Comment décrire l'expression de son visage dans ces instants-là ?
Il y a le Champagne, aussi, sans lequel aucune fête n'est concevable, présenté par les domestiques en livrée plantés au garde-à-vous au bord de la salle de danse, attendant immobiles la dernière note de musique pour se glisser entre les danseurs avec leurs plateaux chargés de coupes que chacun saisit au passage. Et les rires, tous les rires, les rires jusqu'au vertige, à l'étourdissement ! Vient-on ici pour autre chose ? Pour autre chose qu'un temps suspendu, fac­tice, artificiel et irrésistible ? Pour autre chose que les bons mots, les potins, la médisance qui suinte sous les plus charmants sourires, les plus exquis maquillages, sous les plus purs des rangs de perles et les plus suaves des fleurs ?
Cette saison, Mère a souhaité, malgré la réticence de Père, offrir à ses invités un accueil aux flambeaux. Il y a eu du vent ce soir-là ; pas assez pour les éteindre, mais suffisamment pour transporter des étincelles et embraser les pins parasols à proximité. Au matin, j'ai découvert leurs squelettes calcinés, encore fumants, désespérants sur ce ciel bleu, bras tendus dans une vaine invocation.
Ce fut un événement dont les gazettes locales parlè­rent longtemps comme d'un drame miraculeusement évité.
À la voir là, sur ce quai grisâtre, retardant le moment où elle devra monter en voiture, respirant une dernière fois l'air tiède de l'après-midi comme pour en emporter quelques particules enfouies au plus profond de sa poi­trine, jetant un dernier regard au plumet des palmiers qui dépassent du bâtiment de la gare, elle m'inspire presque de la pitié. Comment définir ces sentiments aussi emmêlés qu'elle provoque en moi ?
Dans un peu plus de cinq jours, elle retrouvera sa vie à Saint-Pétersbourg ; ce sera une réception pour notre retour, puis elle tentera de retenir Père aussi longtemps que possible en ville avec nous. Lui ne rêve que de passer le printemps et l'été à la campagne, dans notre propriété de Navorotchok, « Les Alouettes », comme disent les Français en avançant les lèvres en cul-de-poule.
Cinq jours, enfermés dans ces compartiments et ces salons roulants, cinq journées interminables et fades, jalonnées par ces noms de villes qui s'affichent le long des voies ferrées, où nous ne nous arrêterons jamais, condamnés à demeurer des syllabes entrevues et dénuées de sens. Nos principales étapes seront, comme toujours, Dijon, Paris, Berlin, Varsovie et Moscou, avec ces sempiternels changements de locomotive. Cinq jours avant de revenir à la vie. Retrouver Younka, ma jument, partir avec elle en longues chevauchées, ou accompagner Père à la chasse et me réjouir de l'arri­vée du printemps sur nos terres, de la vie qui finit par triompher de la glace et du froid. Et bien sûr, il y a une autre raison qui fait battre mon cœur.
Cinq jours et quatre nuits à partager un comparti­ment avec Mathilde, Mathilde Séguran, la gouvernante française. Elle a été engagée l'an passé pour s'occuper de Nikolaï, mon jeune frère, et converser avec nous ou bien nous faire la lecture dans cette langue qu'on dit la plus belle du monde. Je la vois là, au bord du quai, flanquée de sa mère et de sa sœur éplorées à l'idée de la voir partir, une fois encore, pour notre pays qu'elles prennent pour une contrée hostile et barbare, où l'on boit trop, où l'on rit trop, où l'on pleure trop, où l'on vit trop. Il leur faut du doux, du tiède, du tendre, du bleu ciel et du rose pâle. Elles ne savent rien de notre âme.
Mathilde s'est présentée un jour à nous, sur le conseil d'une de ses connaissances, modiste ou couturière, je ne sais. Elle avait appris que nous cherchions quelqu'un pour remplacer la précédente gouvernante, cette fille morose, maigre et pâle, toujours à serrer sa minaudière en crochet blanc dans le pli du bras, enlevée à Venise par un gondolier ! Quelle histoire ! Seigneur, que Père a pu en rire, même s'il s'efforçait de garder devant ma mère un air pieusement outré !
Nous avions quitté Nice pour passer quelques jours sur la lagune vénitienne. L'un des gondoliers attachés au service de l'hôtel a dû repérer la malheureuse et lui promettre une vie extraordinaire auprès de lui. Il fal­lait la voir, aussi cramoisie que les coussins de velours damassé de la gondole, guigner du coin de l'œil le déhanchement du garçon. Il a chanté la sérénade, Bella Napoli et bien d'autres encore, en la dévisageant sans pudeur. Le dernier soir, la veille de notre retour à Nice, elle a disparu. La réception de l'hôtel nous a informés que la signorina francese avait fait des­cendre sa malle quelques heures auparavant, et qu'elle était partie. Ils n'avaient pas cru bon de la retenir, compte tenu du sourire illuminé qui s'affichait sur son visage.
Toujours est-il qu'il a fallu la remplacer. Très peu de temps après notre retour d'Italie, Mathilde Séguran s'est présentée. Je la revois, avec ses mines modestes, ses petites révérences précises, sa voix douce et posée, sa robe gris clair à col et poignets blancs, son regard innocent et droit. Je l'ai détestée au premier coup d'œil, sans savoir pourquoi. L'autre faisait pitié, elle était ridicule, celle-ci est belle. Non, mieux que belle, elle est gracieuse, et attendrissante. Je la hais.
Mère a été sensible à sa parfaite éducation. J'ai cru comprendre qu'elle venait d'un milieu convenable, mais qu'un revers de fortune l'avait conduite à devoir gagner sa vie. Son père était banquier, ou quelque chose dans ce goût ; il a un jour pris le bateau pour l'Amé­rique avec l'argent de ses clients, et personne n'en a plus jamais entendu parler. Elle semble, tel un ange déchu, supporter cette infamie et cette déchéance avec stoïcisme, comme une épreuve envoyée par le Ciel, à laquelle il convient de faire face dignement.
Cinq jours à supporter sa conversation parfaite, ses propos toujours « de bon ton », sa discrétion appuyée, sa patience, son regard pudique, son sourire réservé. Mon jeune frère l'adore, alors qu'il martyrisait la pré­cédente, dont j'ai déjà oublié le nom. Elle me prend pour une enfant, rebelle et malgracieuse, avec laquelle il est nécessaire d'user de patience. Elle se trompe.
À l'autre bout du quai j'aperçois Vladimir, engoncé dans sa tunique de cadet boutonnée jusqu'au cou, dans laquelle il semble suffoquer. C'est tout un groupe de ses amis, de fêtards, qui l'entoure. Vladimir est d'une générosité sans limites avec eux, je comprends leur désarroi de voir s'enfuir cette manne providentielle, cette bourse joyeuse et prodigue. Il vient de s'isoler un moment avec Armand Vannier, ce bon à rien débraillé, aux cheveux sales et aux yeux de loup. Mon frère part rejoindre son régiment en Crimée. Une région de vignes et de vergers, une magnificence au printemps, dit-on. J'imagine que la vie de garnison va lui paraître austère, même si elle laisse aux officiers assez de temps pour se distraire, boire, aller chez les tziganes et jouer aux cartes. Je sais ce qui le retient ici.

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02/03/2013 157 pages 14,00 €
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