#Roman francophone

Nouvelle du jeu d'échecs

Stefan Zweig

Un paquebot en route pour Buenos Aires. A son bord vont s'affronter le champion du monde d'échecs et un amateur anonyme, sous le regard du narrateur, passionné par les monomanies. Or l'amateur est une ancienne victime du nazisme. Emprisonné, privé de toute distraction, il s'est plongé dans un manuel d'échecs trouvé par hasard et a été "intoxiqué" : durant des mois, sur un échiquier imaginaire, il a joué des parties contre lui-même, jusqu'à basculer dans la schizophrénie. S'il rejoue aux échecs, la folie le guette. Zweig a achevé cette nouvelle la veille de son suicide, en 1942. Tous les thèmes de son oeuvre y sont concentrés : le passage du monde d'hier au monde d'aujourd'hui, les passions morbides, l'intelligence pervertie, les individus porteurs d'un désastre. Cette parabole d'une humanité brillante et décadente n'a pas fini de faire résonner en nous ses métaphores et son mystère.

Par Stefan Zweig
Chez Editions Gallimard

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Genre

Poches Littérature internation

NOUVELLE
DU JEU D’ÉCHECS

 

Sur le paquebot qui devait partir à minuit de New York pour Buenos Aires régnait la traditionnelle agitation affairée de la dernière heure. Des hôtes restant à terre se bousculaient pour accompagner leurs amis, de petits télégraphistes à la casquette de travers filaient dans les salons en criant des noms, on transportait des valises et des fleurs, des enfants dévalaient et grimpaient avec curiosité les escaliers, tandis que l’orchestre impavide accompagnait le deck-show1. J’étais en conversation avec un ami, un peu à l’écart de cette cohue, sur le pont-promenade, lorsque près de nous jaillit crûment la lueur de deux ou trois flashs — apparemment, quelque notoriété venait encore, juste avant le départ, de se faire rapidement interviewer et photographier par des reporters. Mon ami tourna la tête et sourit. « Vous avez à bord un oiseau rare, le célèbre Czentovic. » Et, comme sans doute j’avais l’air de ne pas comprendre grand-chose à cette nouvelle, il ajouta pour m’expliquer : « Mirko Czentovic, le champion du monde d’échecs. Il vient de faire quantité de tournois à travers l’Amérique, d’est en ouest, et maintenant il part vers de nouveaux triomphes en Argentine. »

Effectivement, je me souvins alors de ce jeune champion du monde et même de quelques détails se rapportant à sa fulgurante carrière ; mon ami, lecteur de journaux plus attentif que moi, put les compléter par toute une série d’anecdotes. Czentovic, voilà un an environ, avait d’un coup pris place à côté des vieux maîtres les plus consacrés, les Alekhine, Capablanca, Tartakover, Lasker, Bogolioubov ; jamais, depuis l’entrée en scène de Reshevsky2, l’enfant prodige de sept ans, au tournoi de New York en 1922, l’irruption d’un parfait inconnu dans la glorieuse corporation n’avait causé sensation aussi universelle. Car les qualités intellectuelles de Czentovic ne semblaient nullement le prédestiner d’emblée à une carrière aussi éblouissante. Le secret transpira bientôt que ce champion d’échecs, dans sa vie privée, était incapable d’écrire une phrase dans aucune langue sans fautes d’orthographe et que, selon la raillerie rageuse d’un confrère dépité, « son inculture était aussi universelle dans tous les domaines ». Fils d’un Slave du Sud misérable, un batelier du Danube dont le frêle esquif avait été coulé une nuit par un vapeur céréalier, l’enfant d’alors douze ans avait été charitablement recueilli après la mort de son père par le curé de ce lieu loin de tout, et le bon père avait fait de son mieux pour rattraper par des leçons particulières ce que l’enfant, taiseux, apathique et cabochard, n’était pas capable d’apprendre à l’école du village.

Mais ces efforts restèrent vains. Mirko fixait toujours, sur les signes écrits qu’on lui avait cent fois expliqués, un regard terne ; même les matières les plus rudimentaires, son cerveau au fonctionnement laborieux n’avait pas la moindre capacité de les retenir. Devait-il calculer, qu’il était obligé, à quatorze ans encore, de compter sur ses doigts, et lire un livre ou un journal, alors qu’il était déjà adolescent, représentait encore pour lui un effort peu banal. Pour autant, on ne pouvait nullement qualifier Mirko de rétif ou de récalcitrant. Il faisait docilement ce qu’on lui commandait, il allait puiser l’eau, fendait le bois, venait travailler aux champs, rangeait la cuisine et accomplissait à coup sûr, encore qu’avec une lenteur irritante, tout service qu’on lui demandât. Mais ce qui contrariait le plus le brave curé, chez ce garçon obtus, c’était sa parfaite indifférence. Il ne faisait rien sans qu’on l’y incitât spécialement, ne posait jamais une question, ne jouait pas avec les autres gamins et ne cherchait de lui-même aucune occupation quand on ne lui en assignait pas expressément ; dès qu’il en avait fini avec les tâches ménagères, Mirko restait assis sans bouger quelque part dans la pièce, le regard vide comme celui des brebis à la pâture, sans accorder le moindre intérêt à ce qui se passait autour de lui. Le soir, quand le curé, tirant sur sa longue pipe rustique, faisait ses trois parties d’échecs habituelles avec le brigadier de gendarmerie, le garçon aux mèches blondes restait tassé près d’eux, muet et, sous ses paupières lourdes, fixant un regard apparemment ensommeillé et indifférent sur le quadrillage de l’échiquier.

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trad. Bernard Lortholary
19/09/2013 146 pages 3,80 €
Scannez le code barre 9782070449545
9782070449545
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