Pour Sidi et Isi
et
à la mémoire
de leurs enfants
Bobbie et Martin
qui ont porté la parole
en terre étrangère
Pourquoi j’écris ? Peut-être pour ne pas devenir fou. Ou, au contraire, pour toucher le fond de la folie.
Comme Samuel Beckett, le survivant s’exprime « en désespoir de cause » ; il écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement. Ses connaissances, ses expériences l’isolent ; il ne peut pas ne pas les partager avec autrui.
Parlant de la condition du rescapé, le grand poète et penseur juif et hébreu, Aharon Zeitlin, s’adresse quelque part à tous ceux qui l’ont quitté, son père, mort ; son frère, mort ; ses amis, morts : « Vous m’avez abandonné, leur dit-il. Vous êtes ensemble ; sans moi. Moi, je suis ici. Seul. Et je fais des mots. »
Eh oui, comme lui, parfois je fais des mots. A contrecœur. Les mots me séparent de moi-même. Ils signifient absence. Et manques.
Comme métier, il y en a de plus faciles, de plus agréables sûrement. Mais, pour le survivant, écrire n’est pas un métier mais une obligation ; un devoir. « Un honneur, disait Camus. Je suis entré en littérature par l’adoration. » D’autres diraient : par la colère ou même par l’amour. Quant à moi, je dirais plutôt : par le silence.
C’est en cherchant le silence, en le creusant, que je me suis mis à découvrir les périls et les pouvoirs de la parole.
Dois-je rappeler que je n’ai pas voulu faire œuvre de philosophe ou de théologien ? Seul le rôle du témoin m’attirait. Je croyais que, ayant survécu par pur hasard, je me devais de donner un sens à ma survie, de justifier chacun de mes instants. Je savais que je devais raconter. Ne pas transmettre une expérience, c’est la trahir, nous enseigne la tradition juive. Mais comment m’y prendre ? Quand Israël est en exil, la parole y est aussi, dit le Zohar. La parole a déserté le sens qu’elle était censée recouvrir ; impossible de les rapprocher. Décalage et déplacement irrévocables. Cela n’a jamais été plus vrai qu’au lendemain de la tourmente. Nous savions tous que jamais, jamais nous ne dirions ce qu’il fallait dire, jamais nous n’exprimerions en paroles cohérentes, intelligibles, notre expérience de la folie absolue. La marche dans la nuit enflammée, le silence avant et pendant les sélections, la prière monotone des condamnés, le Kaddish des mourants, la peur et la faim des malades, la douleur et la honte, les regards hantés, les yeux hagards : jamais je ne saurais en parler. Les mots me paraissaient usagés, bêtes, inadéquats, maquillés, anémiques ; je les désirais brûlants. Où dénicher un vocabulaire inédit, un langage premier ? Le langage de la nuit n’était pas humain mais animal sinon minéral : cris rauques, hurlements, gémissements sourds, plaintes sauvages, coups de matraque… Une brute qui cogne et un corps qui s’effondre ; un officier qui lève le bras et une communauté qui se met en marche vers la fosse commune ; un soldat hausse les épaules et mille familles éclatent pour ne se réunir que dans la mort : voilà le langage concentrationnaire. Il niait les autres en se substituant à eux. Plutôt que lien, il devenait mur. Pouvait-on le franchir ? Devait-on le faire franchir au lecteur ? Je savais que la réponse était non, mais je savais également que le non devait être transformé en oui. C’était le vœu, le testament des morts : il fallait briser l’écorce autour de la vérité noire, il fallait la nommer. Il fallait forcer les hommes à regarder.
Extraits
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