Au Capitaine
La plage de Ouidah, au Bénin, est un lieu sauvage. J’ai profité de ma permission pour aller dormir là, sous les frondaisons des cocotiers, abrité du vent et des ondées.
Au matin suivant mon arrivée, j’y regardais, assis et fumant un joint, quelques pirogues partant franchir la barre. Leurs grands troncs peints égayaient les flots un temps, puis filaient agilement, devenaient des bâtons de réglisse. L’on perdait petit à petit la vision des bras énergiques des rameurs, qui enfin disparaissaient dans la brume et le grondement des eaux couleur d’ardoise. Il y eut un temps d’accalmie des vagues, qui fut interrompu par un autre fracas, un bruit de moteur celui-là. De vieux camions-bennes Berliet, tout tordus et repeints en jaune canari, venaient arracher au littoral leur cargaison de sable pour le béton de la journée.
J’aperçus alors sur ma gauche glisser la silhouette d’un homme chenu, légèrement courbé. C’était un vieil homme qui entretenait les petits temples vaudous de la plage. Il épousseta un peu les murailles chaulées, écartant les rubans votifs pour arranger et nettoyer l’intérieur d’un temple. Puis il me vit. Il marqua alors un temps d’arrêt. Paraissant hésiter, il s’approcha enfin.
— Bonjour papa, fis-je en premier.
— Bonjour fils. C’est comment ?
— Bien. Je me réveille. Je regarde les pêcheurs.
Tout en faisant cela, je montrai le large.
— Ça alors, tu as dormi ici, commenta-t-il simplement. Pourtant le temps là n’est pas bon. Il fait très froid, vraiment. Et tu es seul. Moi, à ta place, le soir, j’aurais eu peur des hiboux.
— Des hiboux ? fis-je, amusé.
— Pss, les hiboux là, ce n’est pas bon. Tu vas penser à des superstitions de vieux nègre. Mais pour moi, ce sont des esprits. Au crépuscule ou la nuit, tu ne me trouveras jamais hors de chez moi. Ah oui, dit-il encore en hochant la tête, le soir, le vieux Moïse se tient au chaud et à l’abri, vraiment.
Le vieux regarda la danse des grands arbres dans le vent. Puis il reprit :
— D’où arrives-tu donc ?
— De Lomé.
— Ah. Le Togo.
D’un air neutre, tout comme s’il me parlait du vent, il me dit que, périodiquement, il fallait enterrer les cadavres mutilés par les squales, qui s’échouaient sur le rivage.
— Ah, vraiment. Ce sont les corps des opposants à Eyadéma, le Grand Ami de la France. Ton ami. Ils sont jetés au loin, en mer, dit-il en désignant le large. C’est ça ce que des gens ici appellent la démocratie ? Je m’interroge, ajouta-t-il en élevant les mains.
— Oui, je sais, vieux. Je suis au courant. Mais, excuse, le tyran n’est pas mon ami.
— Ah c’est très bien, dit-il sarcastiquement. Très bien, vraiment.
La voix de Moïse, sortant de derrière une barbe soigneusement taillée, était grêle, haut perchée et très légèrement tremblante. En Afrique, la terreur a souvent un nom, et ce nom est très ancien. Ce vieux-là, même s’il avait l’élégance de ne pas en avoir l’air, souffrait de l’évoquer, car son cœur était humain et bon.
Extraits
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