Avant-propos
1. Deux hommes se font face, dans la lumière du petit matin. Ils sont proches, se parlent, partagent un même espace. L’un est un prisonnier, peut-être enchaîné, l’autre un juge enquêteur.
La scène est comme en suspens ; l’atmosphère est tendue, électrique – tout peut encore arriver. Le rapport de forces est déséquilibré et écrasant : on comprend que la situation peut dégénérer en un rien de temps, la violence exploser d’un moment à l’autre ; et c’est effectivement ce qui va se produire. Ce n’est pas un dialogue. C’est un interrogatoire.
Pourtant, à la seconde où il a rencontré le prévenu, celui qui semble être aux commandes a basculé dans une irrémédiable infériorité, qui l’écrase (à nos yeux) par rapport à la puissance invisible de celui qui est devant lui, désarmé et seul.
Si bouleversante soit-elle, cette inversion des rôles ne transparaît pourtant pas. Elle est pour ainsi dire refreinée, occultée, et sa révélation différée. C’est comme si ses effets avaient lieu dans une autre dimension, encore lointaine, quoique déjà essentielle ; et, de fait, ce sera uniquement en la rappelant à notre attention que nous pourrons clarifier, en temps voulu, le tournant crucial qui devait marquer cette confrontation. Pour l’heure, les conditions qui maintiennent les deux personnages dans leur jeu de dupes ne sont pas remises en cause. Le tableau demeure dramatique et le contraste vibrant. Ce n’est pas de la fiction : une vie est réellement en jeu. Et c’est précisément la scission entre ces deux opposés – ce qui apparaît et ce qui se cache – qui lui confère son pathos si particulier.
Au centre de la scène, on ne perçoit que le pouvoir incontesté de celui qui mène l’enquête, même si nous savons que cette domination est en réalité partielle, incomplète. Elle n’existe qu’en fonction d’un renversement total, qui transformera le perdant en vainqueur. En acceptant jusqu’au bout ce qui l’attend, ce dernier se prépare une apothéose absolue.
Considérons la position du juge.
On peut être amené, parfois, à jouer un rôle bien au-dessus de ses moyens : et cela par le plus grand des hasards, sans l’avoir voulu, ou tout du moins sans s’en rendre compte.
D’ordinaire, ce décalage est rare : ce qui nous arrive, du fait même que nous l’avons envisagé ou voulu, est presque toujours à notre portée. Un principe de cohérence inflexible régit habituellement la mécanique de nos existences, à quelque échelle dussent-elles se dérouler.
Mais lorsque l’unité de mesure en vient à se briser, il en résulte des conséquences aux effets dévastateurs, surtout si les événements se précipitent et que tout se joue en l’espace de quelques heures. Le déséquilibre créé peut soit exalter celui qui le subit, le propulsant dans un nouvel ordre de grandeur, soit le détruire, soit le faire tout simplement tomber dans le ridicule. En somme, il peut être à l’origine de l’épopée, de la tragédie ou de la comédie, éventuellement mêlées, selon les circonstances ou les différentes inclinations des protagonistes.
Extraits
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