#Polar

Pur

Antoine Chainas

"Cet endroit donne tout son sens à notre combat, Patrick. Les gens de l'extérieur pensent que nous nous barricadons par peur d'autrui, par étroitesse d'esprit. Nous ne sommes pas hermétiques, au contraire. Et ceux qui nous taxent de racisme ont tort aussi. Personne n'est plus ouvert sur le monde que nous. Oui voyez-vous ici ? Des Suisses, des Norvégiens, des Suédois, des Américains, des Anglais... Des banquiers internationaux, des gestionnaires de capital multinational, des artistes qui voyagent partout sur le globe, des ingénieurs membres d'équipes polyglottes. Expliquez-moi qui d'autre pourrait être mieux au fait de l'état de notre époque ? Dites-moi de quelle expérience peuvent se prévaloir ceux de dehors ? Duel sort funeste les attend dans ce chaos égalitaire, ce monstrueux fourre-tout qu'ils ont eux-mêmes engendré ? Ce domaine que vous voyez est peut-être un des derniers où les valeurs, les règlements ont force de toi. Ce ne sont pas les races ni les religions qui nous posent problème, mais la misère. Voilà ce que nous voudrions éradiquer. On pourrait considérer qu'en un sens nous sommes les ultimes philanthropes".

Par Antoine Chainas
Chez Editions Gallimard

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Genre

Policiers

Son visage était d'une surprenante beauté. La régularité exemplaire de ses traits — mâchoire solide, front légèrement bombé, cou très droit — laissait supposer le caractère volon­taire d'une ancienne sportive. On pouvait deviner que des efforts physiques réguliers et ciblés avaient modelé d'une manière subtile la structure musculo-squelettique du corps, puis, par ricochet, de la face sans qu'elle leur cède une once de féminité. Sa bouche à peine ourlée au niveau de la lèvre supérieure, la finesse de son nez, ses petites oreilles, et ses yeux clos en une symétrie parfaite, parachevaient ce visage qui n'en était pas un, mais ressemblait plutôt à un paysage. Sous sa peau diaphane serpentait un entrelacs de minuscules veines. Il aurait suffi d'une palpitation à peine perceptible, d'un frémissement, pour qu'il prenne l'apparence d'un ruis­sellement sur une roche calcaire.
Sa chevelure, aussi blonde que ses sourcils, ondoyait dou­cement. On aurait pu la croire portée par le courant invisible d'une rivière calme, pourtant il n'y avait pas d'eau où elle se trouvait.
Un pli apparut au milieu de son front. Elle paraissait incommodée. Brusquement, ses yeux s'ouvrirent, ses pupilles se rétractèrent sous l'effet de la photoréactivité élémentaire. Les iris étaient d'un bleu limpide. La faible source de lumière qui les éclairait par en dessous leur donnait la brillance céleste d'une lampe à argon. Elle battit des paupières. Ses yeux tour­naient, se posaient à droite, à gauche, perdus, hésitants. Elle eut un bref haut-le-cœur ; un élan du corps aussitôt réfréné. Une goutte de sang apparut à la commissure des lèvres et remonta, esquissant un sillon carmin, pour venir se fixer à proximité de la poche lacrymale de l'œil gauche. Une larme de sang à l'envers. Son regard continuait à parcourir l'espace environnant, à la recherche d'informations, de repères. Au-dessus du tableau de bord, le GPS encore branché diffusait une lumière perse. Elle tenta de bouger, en vain. Un obstacle entravait ses mouvements. Elle passa la main le long de la poitrine et ses doigts aux ongles impeccables frôlèrent les plis rugueux d'une lanière plate. La ceinture de sécurité. Oui, elle était dans une voiture. Pourquoi n'arrivait-elle pas à... Une pression martelait ses tempes, enserrait son crâne comme dans un étau. Un bourdon grave, profond, puisait au niveau des oreilles internes. Ce murmure monocorde était, à vrai dire, le seul bruit qu'elle entendait hormis ceux de sa respira­tion et de son propre cœur. Le moteur du véhicule tournait toujours. Devant elle, par-delà le pare-brise feuilleté, les phares xénon n'éclairaient rien, leur lueur était immédiate­ment dévorée par une nuit insondable. Elle baissa les yeux pour trouver un moyen de se dégager, car, malgré ses efforts, la ceinture refusait de se détacher. Son épaule droite lui faisait de plus en plus mal. Elle distingua son chemisier blanc, légè­rement remonté dans un état de singulière apesanteur sur son ventre masqué par la pénombre. Sur ce chemisier, une minus­cule tache rouge paraissait grandir, s'étendre, monter en direction de son visage, identique à une marée patiente et douce ; à moins qu'il ne s'agisse d'une illusion d'optique pro­voquée par les mauvaises conditions de visibilité et le stress. Elle s'obligea à respirer calmement, ainsi qu'elle l'avait appris à l'époque où elle pratiquait avec assiduité la gymnastique. Dans ses oreilles, son rythme cardiaque se stabilisa.
Elle se tourna un peu vers la gauche. Le siège conducteur à trois axes était vide. Volant en cuir, tableau de bord aux voyants allumés, pictogrammes, schéma fonctionnel intégré, ceinture de sécurité défaite, tout y était, mais elle ne décelait aucune trace du chauffeur. Par la vitre ouverte, l'obscurité accentuait encore l'impression de solitude. Le silence total ajouté à l'odeur de terre mouillée lui confirmait qu'elle se trouvait bien loin des néons et du tumulte rassurant de la ville.
Lorsqu'elle reprit sa position initiale, un objet froid cliqueta sur sa joue. Elle y porta la main et vit, dans sa paume, le pendentif en or massif en forme de cœur que lui avait offert son mari cinq ans auparavant. Elle le lâcha. Au lieu de retom­ber sur son sternum, il heurta de nouveau le côté de son visage.
Elle comprit alors les raisons de cette tension dans son crâne, pourquoi son chemisier était remonté et pourquoi elle ne parvenait pas à se défaire de la ceinture. Elle était bloquée la tête en bas. Un accident ; ils avaient dû avoir un accident. À quel endroit ? Quand ? Elle n'en gardait aucun souvenir. Elle baissa de nouveau les yeux : la tache de sang — car c'en était une, sa conviction était désormais forgée — avait pro­gressé. Elle atteignait à présent le haut de son plexus et conti­nuait, par un phénomène de capillarité, à annexer l'étoffe fibre après fibre. Étrangement, elle ne sentait rien, mais son cœur commença à battre plus vite, sa respiration à s'accélérer. Il fallait qu'elle se sorte de cette situation, qu'elle parvienne, d'une façon ou d'une autre, à s'extirper de ce piège. Elle empoigna la ceinture et tira dessus de toutes ses forces, ce qui n'eut pour résultat que de déclencher une quinte de toux. Elle sentit un liquide chaud, dont le contact en d'autres cir­constances aurait pu être rassurant, s'échapper de sa bouche et couler le long de sa joue, sur sa tempe, pour s'infiltrer parmi les racines soyeuses de sa chevelure.
Elle s'agita de plus belle. Dans son état, céder à la panique était l'idée la plus mauvaise qu'on pût avoir ; cependant l'urgence, avec la sauvagerie ardente et dévastatrice qui la caractérisait, balayait toute notion de prudence.
Elle prit une profonde inspiration et força sur son larynx. Il fallait qu'elle attire l'attention, elle devait signaler qu'elle était vivante. Il lui sembla néanmoins que seul un filet de voix imperceptible franchit ses lèvres.
« S'il vous plaît, je vous en prie, aidez-moi... »

Patrick Martin s'éveilla dans ce qui semblait être un champ légèrement vallonné. Tout d'abord, il ne bougea pas. Il demeura sur le ventre, la joue collée contre la terre gorgée de rosée, à l'écoute de sa propre respiration et de la vie qui s'écoulait entre ses lèvres. Devant ses yeux, malgré l'obscurité totale, les quelques brins d'herbe rase qu'il apercevait étaient immobiles. Pas de vent.
En partant des orteils et de la plante des pieds, il fit fonc­tionner un à un ses muscles, ses tendons, puis chacune des articulations de son corps. Lorsque enfin il parvint à faire pivoter sa tête et jouer sa mâchoire, il comprit qu'il n'avait rien de cassé. Il se releva. Son corps était douloureux, mais pas plus qu'après une bonne séance de frappe. Il avait sans doute été éjecté du véhicule au moment de l'impact. Aucun de ses organes vitaux n'avait été touché, pour autant qu'il pût en juger. Son état tenait du miracle. Il avança d'un pas, puis de deux. Ses jambes étaient solides ; il n'éprouvait pas de vertige, ni nausées ni céphalée, ce qui était plutôt bon signe. Il examina la déclivité que, selon toute vraisemblance, il avait dû dévaler. D'abord, il ne distingua en surplomb que la cime des ténèbres. Puis la parure d'étoiles scintillant dans un ciel sans nuages lui apparut. L'espace d'un instant, il se demanda combien d'entre elles existaient encore alors que leur lumière lui parvenait. Peut-être n'était-il plus lui-même qu'un reflet mort observé à plusieurs millions d'années-lumière de distance ? Il s'ébroua, conscient de l'incongruité de sa réflexion. Il resta immobile, le temps que sa vision s'habitue à la pénombre. Alors, il devina une lueur ténue par-delà le terre-plein. L'autoroute devait en toute logique se trouver dans cette direction. Il commença à monter.
L'ascension fut plus difficile qu'il ne l'avait escompté. Il se sentait malgré tout affaibli, et le terrain accidenté dissimulait une foule de pièges imprévisibles. L'herbe mouillée, les ornières sournoises se glissaient sous ses pas dès qu'il relâchait son attention. Par quatre fois, il trébucha, tomba, redescendit la pente de quelques mètres. Cependant, il s'obstina. De toute manière, il n'avait pas le choix.
Il atteignit enfin le bas-côté de l'autoroute. Il lui semblait avoir grimpé pendant des heures, mais il savait qu'on pouvait se baser en réalité sur une vingtaine de minutes tout au plus. Il était frigorifié. Il consulta sa montre — 3 h 30 du matin —, cette portion était peu fréquentée. Il entreprit de longer la barrière de sécurité dans le sens de la circulation. Les yeux fixés en contrebas de la chaussée, il gardait la main en contact avec le métal noirci par des décennies d'exposition au dioxyde de carbone, dans une posture d'aveugle guidé par une cordée rectiligne. Il parcourut ainsi environ un kilomètre avant de se rendre à l'évidence : il allait dans la mauvaise direction. En chemin, il était passé devant un poste de secours et trois véhicules, lancés à toute allure sur le ruban d'asphalte, l'avaient doublé. Il ne leur avait pas prêté la moindre attention.
Après avoir marqué une pause de quelques minutes — ou quelques heures —, il fit demi-tour. Encore un kilomètre jusqu'à son point de départ, deux voitures qui lui jetèrent la lumière des phares au visage comme un soufflet, et cinq cents mètres de plus jusqu'à ce que sa main, sur la rambarde, tombe dans le vide. Il y était. Le point d'impact. La sortie de route. Une erreur froide et muette de deux mètres cinquante de large environ. La tôle déchiquetée en guise de rature. Cinq cents mètres. Comment avait-il pu atterrir si loin ? Peut-être s'était-il relevé et avait-il marché en état de choc avant de s'écrouler ? Il effectua un pas dans le noir ; sous ses pieds, sous la semelle de gomme à l'empeigne surélevée de ses chaussures Allen Edmonds MacNeil, les premiers éclats de verre dissé­minés dans l'herbe fraîche crissèrent. Devant lui, la déclivité, comme un gouffre. Un murmure se fit entendre, semblable à un psaume. Il tourna la tête, puis se rendit compte que ce murmure sortait de sa propre bouche : « Sophia... Sophia... »
Il avança.
Il chuta de nouveau dans la descente. Une fois, deux fois, trois fois. « Sophia... Sophia... » Ses doigts, dans l'herbe, ne décelaient aucune trace, aucun sillon. Il se souvenait que le véhicule avait décollé au moment de l'accident. Combien de temps ? Sur quelle distance ? Dans quelle direction exacte­ment ? L'obscurité totale ne lui apportait pas la moindre réponse. « Sophia... » Ces syllabes, répétées encore et encore, se terminaient sur une impasse. Le terrain redevenait plat maintenant, puis remontait. Il continua. Ce ne fut que lorsqu'il eut gravi ce nouvel obstacle qu'il aperçut la lumière des phares, sémaphores immobiles perdus dans un océan de ténèbres.
Il s'agenouilla près de sa femme. Les mèches de sa longue chevelure blonde touchaient presque le toit du véhicule ren­versé. La tête en bas, les yeux clos, elle demeurait accrochée à sa ceinture de sécurité. À l'instant où Patrick vit que le sang sur son visage, puis sur son abdomen, avait cessé de couler, il comprit que l'accessoire ne l'avait pas sauvée. Il chercha la carotide, juste sur la ligne antérieure de la trachée, puis l'artère radiale au poignet. L'absence de pouls lui confirma ce qu'il savait déjà.
De longues traînées écarlates sur son visage indiquaient qu'elle avait dû se réveiller entre-temps et tenter de s'essuyer. Ce furent du moins les conclusions partielles auxquelles Patrick se livra. La perspective qu'elle eût été encore consciente après l'accident, qu'elle aurait pu être sauvée par une intervention rapide, n'était d'aucun réconfort.
Il posa ses mains sur ses genoux, paumes vers le haut, et scruta le vide entre ses doigts. Il demeura prostré ainsi un long moment avant de se rendre compte que le moteur de la voi­ture tournait toujours. Il se pencha par la vitre ouverte côté passager, tendit le bras. Son visage effleura celui de sa femme encore tiède. Il ne sentirait plus jamais son souffle sur sa peau.
D'un geste sec, il coupa le contact et l'unique source de lumière se tarit brusquement.
Il regagna la route. Il se souvenait d'avoir croisé une cabine d'urgence en aval. Contacter les secours devait être, malgré cette sensation d'impuissance inégalée, la seule chose à faire.

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12/09/2013 306 pages 18,90 €
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