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– On va les entendre, cette nuit, marmonne le vieux.
Il souligne sa déclaration d’un hochement de tête en contemplant son verre de bière à moitié vide. Assis à une table voisine, Antoine a dressé l’oreille. Il attend la suite, intrigué.
Comme rien ne vient, il demande :
– Qui ?
– Hein ? fait le vieux.
– On va entendre qui ?
– Eux, bien sûr ! Les deux cavaliers, le noir et le blanc. Ils se poursuivent dans la forêt, là-haut, pour l’éternité. On les entend galoper, les nuits d’orage.
Désignant la fenêtre, il ajoute :
– Et tu vois, l’orage arrive…
Antoine tourne la tête. Derrière les carreaux, la place est baignée d’une lumière jaunâtre. Les feuilles du grand platane qui ombrage la fontaine frémissent d’une attente inquiète.
– Tu l’ennuies, ce garçon, avec tes radotages, Marcel ! lance la patronne depuis son comptoir.
Elle traverse la salle, ramasse la tasse vide de son jeune client, nettoie la table d’un coup de torchon.
– Un autre café ?
– Non, merci, madame, répond Antoine avant de se raviser : Oh, et puis, si ! Un « allongé », s’il vous plaît !
Le petit noir qu’on sert à l’auberge de La Marmotte est trop amer à son goût ; seulement, il n’a plus assez de monnaie pour se payer un soda, et il a besoin d’un prétexte pour rester encore un moment : ces mystérieux Cavaliers de l’Orage ont éveillé son intérêt. Il s’agit sans doute d’une légende locale, une de ces classiques histoires de revenants ou de malédiction. Grand amateur de récits d’épouvante, Antoine éprouve depuis quelque temps la tentation de s’essayer à l’écriture. Puisqu’il est coincé pour deux semaines dans ce village de montagne, c’est l’occasion de s’y mettre. D’ailleurs, son moral est au plus bas ; ça lui changera les idées… Avec un peu de chance, le dénommé Marcel va lui fournir la matière d’une nouvelle fantastique – voire d’un roman, qui sait ?
Il réinstalle sa jambe à la cheville bandée sur la chaise posée devant lui. Une pierre a roulé sous son pied, sur un sentier escarpé, et crac ! une mauvaise entorse. Le premier jour de randonnée. Il a dû terminer la descente sur le dos de son père ; la honte !
Tout en remuant le sucre dans la tasse que la patronne vient de poser devant lui, il reprend :
– Ah, oui ! Les deux cavaliers ! On va les entendre, hein ?
Il a employé un ton de complicité, propre – lui semble-t-il – à encourager son interlocuteur. Le vieil homme ne réagit pas ; il tire de sa poche une blague à tabac et une pipe de bruyère qu’il bourre à lents gestes du pouce, les yeux dans le vague. Le bourdonnement d’une mouche énervée heurtant obstinément la vitre épaissit encore un silence que le garçon n’ose pas briser. Quand il voit Marcel vider son verre, essuyer son épaisse moustache d’un revers de main et repousser son siège pour se lever, il se dit qu’il n’en saura pas davantage. Dommage !
Le vieux boitille jusqu’à la porte. Sur le seuil, il se retourne :
Extraits
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