#Roman étranger

Retour à Brixton Beach

Roma Tearne

Alice n'a jamais oublié le sable blanc de Brixton Beach, à Ceylan, où elle a passé son enfance dans l'ombre de Bee, son grand-père adoré, peintre talentueux et taciturne. C'était avant que la guerre civile éclate et ravage le futur Sri Lanka. Depuis, Alice, de mère cinghalaise et de père tamoul, a quitté son "paradis marin" pour fuir en Grande-Bretagne avec ses parents. Dans un paysage froid et hostile, la jeune fille sensible et rêveuse tente de se reconstruire et fait de l'art le support de ses passions et l'horizon de son bonheur. Un bonheur que la rencontre avec Simon comble de manière inespérée. Jusqu'à ce matin de juillet 2005, où la violence croise à nouveau son chemin... Peuplé d'images saisissantes, porté par une langue poétique, le roman de l'écrivain d'origine sri-lankaise Roma Tearne, best-seller en Grande-Bretagne, est une très belle réflexion sur l'exil, mais aussi sur l'amour et sur la créativité, refuge contre la brutalité du monde.

Par Roma Tearne
Chez Albin Michel

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Genre

Littérature étrangère

Des policiers partout. De loin, c'est la première chose qu'il voit. Avant même d'entendre le bruit des sirènes, les hurlements. Avant même que l'équipe de la BBC apparaisse sur les lieux. Dans un va-et-vient austère, des vestes vert anis règlent la circulation, délimitent un périmètre au ruban bleu et blanc, cana­lisent les passants pour les éloigner. Voilà ce qu'il voit. Un bus rouge à impériale est garé dans une posi­tion anormale et des nuées de fumée noire s'échap­pent par ses fenêtres. Il y a du verre brisé partout, qu'il écrase du pied. Les éclats brillent comme une menace dans la lumière. Il pense d'abord « Quelqu'un pourrait se blesser », puis « Il a dû y avoir un incen­die ».
« Avancez, s'il vous plaît, avancez, dégagez la voie », crie le policier d'un ton rude en repoussant plusieurs personnes du plat de la main. Puis il parle dans son émetteur radio. Sur les lieux plane une odeur de sueur et de caoutchouc. Et d'explosifs.
« Envoyez une ambulance, poste quatre, c'est urgent. On continue de dégager des victimes. Tous les hôpitaux sont en état d'alerte ? Il nous faut des renforts, tout de suite !
— Ils sont en route, ils arrivent.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demande Simon d'un ton pressant. Un incendie ? »
Il a la voix rauque, la gorge nouée. Une contrac­tion plus douloureuse encore lui serre l'estomac. Il a couru sur tout le trajet, par Lambeth Bridge, Horse-ferry Road, Park Lane et Edgware Road. Il aurait voulu aller dans la direction opposée, vers The Oval et la maison du nom de Brixton Beach, aller frapper à la porte bleue. L'espace d'un instant, il a tergiversé, puis il a continué sa course. Pas question de prendre un taxi, la circulation était déjà entièrement bloquée, sans doute pour plusieurs heures. À l'heure qu'il est, il devrait être à son poste, aux admissions pour cana­liser le flot des urgences, mais il s'est enfui sans réfléchir. Jamais, de toute sa carrière de médecin, il n'a agi de façon aussi irresponsable. La panique étrangle sa voix, la peur lui noue les muscles tandis qu'il passe en revue un à un les visages qui lui font face.
« Dégagez la voie, s'il vous plaît. »
La sirène d'une énième ambulance lui déchire les tympans. D'ordinaire, il ne les entend pas, de la salle d'opération où il a l'habitude de travailler au calme, dans une énergie sous contrôle. Les bistouris tou­jours posés au même endroit, les infirmières anti­cipant le moindre de ses mouvements. Il n'a pas l'habitude du chaos.
« Oh mon Dieu ! s'écrie une femme, regardez ! Regardez ! »
Elle n'en finit pas de hurler, de produire des sons vides de sens. Alors seulement, Simon lève les yeux sur l'autobus. L'étage supérieur a été littéralement soufflé, toit, sièges, fenêtres, passagers. Ce n'est plus en fait qu'une moitié de bus où rien ne bouge à l'exception de fines colonnes de fumée qui montent paresseusement dans le ciel comme des cerfs-volants. Un ciel d'un bleu saisissant. Un homme, les vête­ments en lambeaux, la tête et les bras noircis, passe devant lui, cramponné à un jeune garçon. Les larmes qui lui labourent le visage dessinent le long de ses traits des sillons de chair pâle. Deux ambulances qui viennent d'arriver se fraient péniblement un chemin à travers la foule des spectateurs, sirènes à plein volume, et le bruit assourdissant empêche tout échange de paroles. Trois policières forment une bar­rière de leurs bras étendus, les traits durcis dans l'attente du choc qu'elles s'apprêtent à subir. En un éclair, les ambulances sont avalées par la foule. Simon perçoit une odeur de brûlé. À mesure que le bruit des sirènes s'éloigne, d'autres sons se font entendre, humains ceux-là, et il joue des coudes pour avancer.
« Seigneur ! Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Quelqu'un le sait-il ?
— Ne les touchez pas ! Non, surtout pas !
— Oh, mon Dieu !
— Maman ! »
Les intonations ascendantes d'une voix d'enfant lui parviennent, claires et pures, au-dessus de la caco­phonie. Le sang qui bat à ses tempes lui brouille la vue et lui donne la nausée. Il avait chaud d'avoir couru, et à présent il grelotte. Soudain, une impul­sion nouvelle s'empare de lui.
« Laissez-moi passer, dit-il. Je suis médecin.
— Excusez-moi, monsieur, pouvez-vous me mon­trer votre carte, s'il vous plaît ? »
Les ambulanciers approchent, portant une civière, et deux individus couverts de sang sont introduits dans le véhicule. Au moment de tendre la main vers son laissez-passer de médecin, Simon s'aperçoit qu'il a quitté la réunion sans sa veste. Il n'a rien sur lui, ni papiers, ni téléphone, ni portefeuille. Elle n'aura aucun moyen de le joindre, si besoin. Il s'est précipité hors de l'hôpital, sachant... sachant quoi? Qu'il ne supporterait pas d'attendre sans rien faire ? Qu'il devait aller y voir par lui-même ?
« Reculez, s'il vous plaît », dit le policier.
La voix de l'homme laisse filtrer son désarroi et, sous son calme apparent, on décèle une nuance de menace greffée sur la panique. Le métal qui brille à sa ceinture est celui de l'arme dont il est prêt à faire usage en cas de nécessité. La sueur ruisselle sur son visage tandis qu'il répond dans son émetteur-récepteur. Il est jeune, entre vingt et trente ans, et l'événement qui vient de se produire le dépasse. Il en restera marqué à jamais.
« On ne sait pas ce qui est arrivé, monsieur. On nous a seulement parlé d'une série d'explosions. Dans le métro. Oui, monsieur. »
Mais le bus ?
« Al-Qaida ? » s'interroge une autre voix mal assu­rée, chevrotante, au bord de l'hystérie. Une voix de femme. « Oh, mon Dieu, non ! Pas ici, pas en Grande-Bretagne !
— Je ne sais pas, madame. À ce stade, rien n'est clair. Désolé. »
Simon se sent gagné par la faiblesse. Il faut qu'il atteigne l'entrée de la station de métro, Il faut qu'il sache ce qui s'est vraiment passé. Il doit se faire prêter un portable au plus vite. Mais aussitôt il se rappelle que, bien entendu, il ne connaît par cœur aucun des numéros qu'il voudrait appeler, tous inscrits dans le répertoire de son téléphone. Alors il se jette à travers la foule agglutinée sur le trottoir et traverse la rue en zigzaguant entre les voitures à l'arrêt. De nouveau un policier lui barre le chemin.
« Excusez-moi, monsieur, écartez-vous. Cette zone est interdite au public.
— Je suis médecin, répète-t-il, à peine plus haut qu'un murmure.
— Puis-je voir votre carte, monsieur ? »
Mais bien sûr, il n'a rien à lui montrer. Il est escorté, à bout de ressources, avec quelques badauds, jusqu'au trottoir d'en face. Le soleil tape avec une rare intensité. Il n'y a pas la moindre brise, c'est un matin d'une chaleur tropicale, une journée à passer à la plage, par exemple. Les sirènes repartent de plus belle et un nouveau convoi d'ambulances passe en trombe. Leur vacarme n'a pratiquement pas cessé depuis l'arrivée de Simon.
« On doit les faire venir de plusieurs hôpitaux, j'imagine, commente un homme à côté de lui.
— Ça veut dire qu'il y a beaucoup de victimes, ajoute une femme. Mon portable ne fonctionne pas.
— Le mien non plus.
— Le réseau est bloqué, les informe quelqu'un. Ou peut-être qu'il est réservé aux services d'urgence. »
Les voix se recouvrent, les conversations se che­vauchent. Une femme en fauteuil roulant pleure sans pouvoir s'arrêter.
« Ma fille devait partir en excursion avec sa classe aujourd'hui, mais elle est restée à la maison à cause d'une gastro-entérite.
— Ça alors !
— Oui. Ils devaient aller en métro jusqu'à Leicester Square, puis marcher jusqu'à la National Gallery.
— Les pauvres parents doivent s'arracher les che­veux d'angoisse. »
Une nouvelle vague d'ambulances mugit, plus fort, plus près d'eux. Combien faudra-t-il donc en réquisi­tionner ? L'une d'elles, qui remonte en sens interdit, se range le long de l'avenue à présent déserte, priée de s'arrêter par deux policiers qui ont garé leur voiture en travers du trottoir. Des chiens renifleurs flairent le sol à leurs pieds. Simon s'élance vers un des auxiliaires médicaux qui sortent d'une ambulance.
«John ! s'écrie-t-il avant que le policier puisse l'arrêter, John ! »
Un des chiens montre les dents. Au-dessus de leurs têtes, un avion traverse lentement le ciel, si bas que tout le monde lève les yeux avec effroi. Le moment se fige dans une bulle de terreur. Et s'éter­nise. Enfin l'avion à la queue bleu et jaune glisse sans à-coups au-dessus des arbres puis disparaît entre deux grands bâtiments.
« Docteur Swann ! s'exclame l'autre, surpris, et le policier marque une hésitation.
— Je me trouvais dans le coin, se hâte de répondre Simon tout en affichant un calme olympien. Je peux vous aider ?
— Tous les hôpitaux sont prêts à intervenir, doc­teur. À Tommy's, à Charing Cross. C'est bon, dit-il au policier qui abaisse discrètement son arme, le doc­teur est des nôtres, c'est son jour de congé. »
Et il hoche la tête, lugubre, comme s'il se préparait au pire en pensant à ce qu'ils vont découvrir.
«Je crois que c'est très grave, docteur, à en juger par les mesures déclenchées. Tout le monde est en état d'alerte maximale. Priorité absolue. Ça doit être quelque chose. »
Il secoue la tête. On vient de l'appeler alors qu'il s'occupait d'un carambolage sur la bretelle d'accès à l'autoroute. Combien de miracles sont-ils censés accomplir dans une journée ?
« Laissez-moi vous accompagner, John », supplie Simon tandis qu'ils se dirigent vers la bouche de métro.
Un frisson le parcourt des pieds à la tête en abor­dant la station. La scène qui se déroule devant lui atteint des proportions bibliques. On aide un homme, ou peut-être une femme, la tête entourée d'un ban­dage improvisé coupé dans une chemise, à traverser jusqu'au poste d'urgence qui vient de s'établir sur le trottoir. La silhouette hésite, trébuche, et sa tête capte la lumière. C'est l'instant que choisit un photo­graphe pour appuyer sur le déclic. L'image de cette face enveloppée de bandages deviendra une icône, une des photographies qui marqueront l'année, la décennie peut-être. Quelqu'un, quelque part, aime ce visage dissimulé sous un pansement de fortune. Simon s'approche du poste d'urgence. Un serveur apporte des chaises pour asseoir les blessés capables de marcher. D'autres n'ont pas eu la même chance.
Civière après civière, les pompiers sortent des corps blessés, mutilés. Des hurlements emplissent les oreilles de Simon. Une silhouette calcinée est couchée, immobile, impossible à identifier à l'exception du bracelet à son bras noirci. Un homme étendu sur le dos regarde dans le vide, ignorant que ses boyaux sont exposés à la brise estivale. Une femme, les jambes fauchées net à partir des genoux, sera trans­portée de toute urgence vers un hôpital. Elle a sombré dans l'inconscience, mais respire encore. Deux auxiliaires médicaux ont déjà entrepris de répartir en trois catégories les blessés qui arrivent : les cas graves, les urgences, à emporter au plus vite en ambulance ; les contusions légères, traitées sur place dans un pre­mier temps ; enfin les corps qui, recouverts d'un drap, seront identifiés plus tard. Un cadreur filme la scène en silence. On dirait le Guernica de Picasso, se surprend à penser Simon. Avec toutefois quelque chose en plus. Il voit une pièce éclairée du plafond comme par des torches électriques et un placard dont les portes ouvrent sur la coque d'un bateau. Il entend des voix. A la recherche du temps perdu. Une sil­houette est étendue devant lui, ses longs cheveux noirs collés par le sang séché, les yeux fermés. Il a vu une quantité phénoménale de sang dans sa vie. Le sang, l'épanchement de sang, c'est la situation qu'il sait le mieux traiter. Mais ce sang-là, sur cette peau-là, c'est autre chose. Il ne le supporte pas. Tout autour de lui, une odeur terrible de chair brûlée et de suie envahit le ciel aujourd'hui d'un bleu si vif. Des membres écorchés, des voix suppliantes, des voix qui donnent des instructions.
« Au secours ! Aidez-moi !
— Celui-là a perdu beaucoup de sang...
— Celui-là, c'est pour Tommy's. »
Il travaille en pilote automatique, accomplit les gestes routiniers sans jamais cesser de regarder, de regarder tout autour de lui chaque visage, chaque membre, cherchant ce qu'il redoute de trouver, mais regardant tout de même, le cœur en pleine détresse. Il n'aurait pas dû venir, il aurait dû rester à l'hôpital. A attendre. Mais il est là, maintenant, et il ne s'en ira pas avant de savoir. D'une façon ou d'une autre. Peut-être - les mots lui viennent enfin et la vision surgit - peut-être est-elle dans le tunnel. À cette pen­sée, toutes ses forces l'abandonnent et la terre se sou­lève à sa rencontre.
« Excusez-moi », marmonne-t-il, mais personne ne l'entend.
Peut-être que s'il retourne là-bas, elle l'appellera. Peut-être est-elle encore à Brixton Beach, à l'abri, cherchant à le joindre. Il jette autour de lui un regard éperdu, et dans cette fraction de seconde, une femme meurt devant lui. Les couleurs de la mort, se dit-il à ce moment. Pourquoi cette pensée l'a-t-elle traversé, et pourquoi maintenant ?
« Qui a commis cette horreur ? crie une voix en pleurs. Qui peut nous vouloir autant de mal ? »
« Le peuple de Londres... »
C'est un journaliste de la BBC qui parle dans son micro. Il est le premier représentant des médias à avoir rejoint la scène, le premier à transmettre des informations : sensées, ciblées, précises.
« Les salauds ! Qu'est-ce qu'ils ont fait ! »
Le cri de rage qui atteint les oreilles de Simon est vieux comme le monde, l'homme le pousse depuis des temps immémoriaux. Des bras se lèvent vers le ciel comme pour prier, l'humanité clame une ques­tion sans réponse à ce fantôme de matin de juillet. Simon se tourne, désemparé, vers la personne qui a parlé, un homme assez vieux pour avoir connu les sables de Dunkerque, pour avoir été témoin de la bataille d'Angleterre. Car en ce beau jour d'été, tan­dis que Big Ben sonne l'heure et que les hirondelles sillonnent le ciel, un dieu mineur est descendu, por­teur d'intentions terribles. Ici, au cœur même de Londres.

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trad. Dominique Vitalyos
01/06/2011 506 pages 23,30 €
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