Ouverture
J’ai à peu près vingt ans, je découvre les trois livres dont il va être essentiellement question ici.
Ces trois livres, des récits, des romans, ne vont pas me quitter jusqu’à aujourd’hui. Ce ne sont pas, selon l’expression habituelle, des livres de chevet, ceux qu’on lit perpétuellement, la Bible ou la Recherche du temps perdu. Ce sont des livres qui veillent sur mon sommeil. Je les feuillette, je relis des pages au hasard. Je les donne comme on transmet un secret. J’oublie ces livres, je les abandonne. Ils travaillent à mon insu, ils me travaillent.
Je les interroge, je les fouille, je cherche à lire, à travers eux, la fiction qui les dépasse.
Le rêve serait de parvenir à voir en transparence l’intérieur de leur corps, le réseau des nerfs, la circulation du sang, les poumons, de démonter les rouages, les engrenages, de dénuder la langueur, les caresses, la colère. Les livres sont des êtres vivants, mais sont-ils humains ?
Ils nous font toucher la nuit.
Les bibliothèques appellent toujours le classement, mais ces volumes apparemment semblables à bien d’autres ont été mis à l’isolement. Pour s’en protéger, ils ont été placés sur un rayonnage spécial, dans la catégorie assez suspecte des « romans noirs ». Pire que tout, le succès de la formule a été tel que s’est presque effacée la mémoire de ce que l’appellation recouvrait d’abord – devenant un faux ami, un synonyme usuel du genre policier. Mais toute histoire n’est-elle pas policière, dès lors qu’elle se préoccupe de l’énigme du monde ?
Romans gothiques, romans frénétiques, romantisme noir, sous des noms divers, le genre, à l’origine, s’épanouit en Angleterre, puis en France, en Allemagne, en Irlande, en Écosse… L’âge d’or du roman noir se situe au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, lorsque les auteurs, parfois masqués, se pastichent, se copient sans vergogne, rivalisent et pratiquent la surenchère – au point que rimes et variantes deviendront la marotte des érudits, qui s’emploieront surtout à les collectionner.
C’est l’époque des révolutions, politiques, religieuses, sociales, qui secouent la pointe avancée de l’Europe. Le vieux monde craque, le siècle des Lumières s’assombrit : il faut traverser les ténèbres ainsi qu’on traverse les apparences.
« Du conte de fées au roman noir, des nymphes de Boucher aux dormeuses de Füssli, où la transformation intervient-elle ? » interrogeait Jean Starobinski.
Au commencement, il y a les spectres, les possédés, les démons. Satan, le décor de ruines ou de châteaux lointains, la cavalcade des épisodes, tout cela n’est tracé à la va-vite que pour saisir le public, comme les monstres que l’on promet alors à l’entrée des baraques foraines. Pour gagner aussi au commerce des livres une nouvelle clientèle : il s’agit d’une littérature populaire – exactement comme un siècle plus tard le cinéma se voudra le divertissement de l’homme des foules.
Extraits
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