#Essais

Romanciers pluralistes

Vincent Message

Chez Cervantes et chez Rabelais, le roman naît du dialogue entre des points de vue antagonistes sur la réalité. Cet essai observe le devenir de cette lignée stylistique à travers des romans mettant en scène les troubles qui agitent les sociétés confrontées à des conflits de valeurs. Les oeuvres de Robert Musil, de Carlos Fuentes, de Thomas Pynchon, de Salman Rushdie et d'Edouard Glissant donnent à voir des mondes que la montée en puissance du pluralisme libère et désoriente. Ces romanciers imaginent les conduites qu'il est possible d'adopter face aux crises culturelles qu'entraîne l'accélération de la modernité. Ils entrent par là en dialogue avec le pluralisme de William James, ainsi qu'avec la réflexion que mènent les philosophes contemporains sur les liens nécessaires à l'équilibre des sociétés multiculturelles. Tout en élaborant une poétique pluraliste, cet essai met en lumière la pensée du politique qui structure ces romans. Il montre avec quelle sensibilité aiguë les romanciers incarnent les échecs répétés de la vie en commun, et quelles armes ils nous donnent pour tenter de les dépasser. Servi par une grande clarté d'écriture, il est aussi une invitation à la fois profonde, réjouissante et neuve à la lecture d'oeuvres fascinantes.

Par Vincent Message
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Critique littéraire

Quel usage les romans font-ils de leur liberté immense ? Aucun, à coup sûr, qui puisse se décrire en termes généraux. Chacun la vit à sa manière et la déploie dans d’autres directions : c’est cela être libre, précisément. Il semble que certains, parmi les plus sauvages et les plus ambitieux, en profitent pour tenter de dire le monde dans ce qu’il a de plus divers. Cet essai se consacre à de tels romans, qui allient une diversité interne déroutante à un intérêt soutenu pour la diversité du réel politique et social. Composés de matériaux disparates, caractérisés par leurs structures multilinéaires, ces romans font entrer en interaction des points de vue antagonistes sur la réalité. Ils s’inscrivent en ce sens dans la tradition du roman hétérogène mise en évidence par Mikhaïl Bakhtine dans un des textes qui ont le plus marqué la théorie du genre : cette lignée stylistique connaît des exemples isolés dans l’Antiquité avec Apulée et Pétrone ; elle déploie ses virtualités à la Renaissance, chez Cervantes et chez Rabelais, qui prennent tous deux en charge la variété des langages sociaux et idéologiques de leur époque et transforment le roman en une place publique où chacun a le droit à la parole et où personne ne peut prétendre la monopoliser. Laissant Sancho Pança escorter Don Quichotte et Panurge conseiller Pantagruel, ils mêlent le trivial au noble, dans un processus qui participe d’une mise en dialogue plus générale de discours qui ne paraissent pas de prime abord faits pour aller ensemble.

Je me propose ici d’observer le devenir de cette tradition au XXe siècle, en prenant plus précisément pour objet des romans de la collectivité, donnant à voir un nous qui n’est pas celui de communautés liées par des solidarités traditionnelles, mais le nous beaucoup plus délicat à concevoir des sociétés contemporaines. Dans les régimes démocratiques, la coexistence d’une pluralité de cultures, d’appartenances religieuses, de courants politiques ou de modes de vie est reconnue par la majorité des acteurs sociaux comme un bien et comme une richesse. Ce consensus de surface n’empêche cependant pas cet état de fait d’être source de tensions innombrables. Un des rôles dont se saisit le roman consiste alors à rendre compte des perturbations de la coexistence et des troubles que connaissent les sociétés différenciées lorsqu’elles font face à des conflits de valeurs. En mettant en scène des individus qui peinent à partager le même espace parce qu’ils manifestent des sensibilités différentes pour le monde qui les entoure, les romans qu’on va explorer s’inquiètent chacun à leur manière de notre capacité à vivre ensemble.

La marque distinctive des romans hétérogènes est de reconduire dans leur organisation interne la diversité qui caractérise globalement le genre romanesque, et qui rend vaine toute tentative d’en donner une définition ou d’en déterminer absolument les règles. Étonnants de plasticité formelle et thématique, ces romans montrent une propension si apparemment illimitée à accueillir le divers que celui-ci peut parfois sembler excéder leur capacité d’intégration. La question se pose alors de savoir quel type d’organisation permet à la fois de faire entendre ces voix multiples dans l’espace romanesque et de les agencer en une forme cohérente. « Le difficile, écrit Gilles Deleuze, c’est de faire conspirer tous les éléments d’un ensemble non homogène, de les faire fonctionner ensemble. » À y regarder de près, il n’y a sans doute pas besoin de les faire fonctionner « tous ensemble », mais simplement de les faire interagir suffisamment pour que l’ensemble prenne, qu’il tienne debout ou avance, ne reste pas bloqué, ne se délite pas. Si la composition est pour Deleuze et Guattari la seule définition de l’art, il y a de sérieuses raisons de penser qu’elle est aussi, sous d’autres conditions, un art éminemment politique. Faire vivre ensemble des groupes humains dont les priorités éthiques divergent ; faire interagir des discours que tout sépare dans le même espace narratif : c’est ce parallélisme entre un problème politique et social pris en charge par la littérature et un problème plus strictement esthétique qui retient ici mon attention.

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12/09/2013 489 pages 26,00 €
Scannez le code barre 9782021120097
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