#Polar

Des armes pour Khartoum

Gérard de Villiers

La princesse toubou pesait de tout son poids sur Malko. Au moindre geste, elle écrasait son cigare sur son œil. " Tu te prépares à livrer des armes à Kotto, dit-elle. Si tu le fais, je crèverai ton second œil et tu seras aveugle." Malko sentit le bras peser plus fort sur son cou et la chaleur augmenter contre sa paupière. Elle allait vraiment lui brûler l'œil !

Par Gérard de Villiers
Chez Gérard de Villiers

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Genre

Policiers

CHAPITRE PREMIER
Ted Brady contemplait le soleil en train de descendre lentement vers les crêtes lointaines et mauves du Djebel Marra cernant le désert à l’ouest, essayant de ne pas penser. L’angoisse qui lui tenaillait l’estomac lui faisait presque oublier la soif affreuse transformant sa langue en grosse éponge sèche et ses lèvres en parchemin. On ne lui donnait à boire que deux fois par jour, bien que la température, entre onze et quinze heures s’élève à plus de 40°, déshydratant complètement ceux qui s’y exposaient. Il était attaché à l’écart du camp, comme un animal pestiféré. Il tenta de bouger, mais ses poignets liés autour d’un piquet enfoncé dans le sol rocailleux étaient tellement ankylosés que le moindre mouvement déclenchait dans ses muscles torturés des douleurs insupportables. Il ferma les yeux et des disques rouges se mirent à danser sous ses paupières closes. Il avait trop contemplé le soleil. Une phrase lue jadis lui revint brusquement : « Personne ne pouvait regarder le soleil ou la mort de face ». Il chassa aussitôt le mot « mort » de son esprit. Surtout ne pas penser à cette éventualité.
Son dos le brûlait affreusement. Il voulut replier ses jambes, entravées à la hauteur des chevilles, mais ce fut sans gagner beaucoup de confort. On l’avait « enfilé » autour du piquet, à côté de l’enclos des chameaux, à quelque distance des tentes et des Land-Rovers dissimulées sous un bouquet d’épineux. Il se demandait de quoi d’ailleurs. Le camp se trouvait en plein désert du Kordofan, à mi-chemin entre Khartoum et El Fasher, légèrement au nord des pistes fréquentées par les caravanes, dans le lit d’un oued desséché. L’aviation militaire soudanaise n’avait pas assez d’essence pour s’amuser à venir patrouiller dans ce coin retiré.
D’ailleurs, un observateur aérien n’aurait vu qu’un bivouac avec une demi-douzaine de véhicules, quelques chameaux et une cinquantaine d’hommes. Ils pouvaient appartenir à une des tribus nomades du Darfour ou être des commerçants se rendant à Nyala ou à El Fasher.
Le soleil disparaissait peu à peu derrière les djebels de l’ouest, teintant de mauve le désert ocre, rocailleux et plat. Dans le silence minéral, un transistor vomissant de la musique arabe, l’appel rauque d’un chameau et de rares exclamations humaines prenaient un relief saisissant.
Immobiles comme des insectes, accroupis devant leurs tentes, fixant le vide ou allongés à même le sol, leur arme le long d’eux comme une femme, les guerriers en tarbouch1 et tenue para-militaire beige se confondaient avec la rocaille. Image de la patience infinie des gens du désert.
Graduellement une fraîcheur agréable succédait à la fournaise. Ted Brady comptait les secondes : on lui donnait à boire après la quatrième prière de la journée, celle du Maghreb. Mais ce crépuscule-ci apporterait aussi peut-être autre chose à Ted Brady.
L’Américain ferma les yeux, cherchant à se raccrocher à une pensée réconfortante. Khartoum, la laide, la plate, la poussiéreuse, la ville qui n’existait pas, érigée en plein désert au confluent du Nil blanc et du Nil bleu, sans magasins, sans rues asphaltées, sans restaurants, sans rien, sinon sa promenade le long du Nil, bordée de banians majestueux, lui apparaissait maintenant comme un paradis inaccessible. Cela faisait trois jours qu’il était attaché à ce piquet, nourri de « douraz 2 » et de quelques bananes. Il s’était résigné à faire ses besoins sous lui, sans que ses geôliers s’en émeuvent. Pas vraiment cruels, mais cuirassés par une insensibilité à la souffrance, fréquente en Afrique.
Son oreille capta soudain un son nouveau : un moteur. Son cœur se mit à battre follement. Un véhicule s’approchait du camp, venant de l’est. Ted Brady parvint à tourner la tête, mais n’aperçut rien dans la brume ocre du crépuscule. Il tenta d’identifier la source du bruit. Si c’était un camion, il était sauvé.
L’engin se rapprochait avec une lenteur exaspérante. Peu à peu, Ted Brady, en se tordant le cou, distingua une forme haut perchée courante dans le désert : une Land-Rover grisâtre. Il se dit que les camions, moins rapides, suivaient peut-être à quelque distance. La Land-Rover arrivée dans le périmètre du camp, stoppa. Deux des soldats se levèrent, traînant paresseusement leur Kalachnikov à bout de bras et se dirigèrent vers elle. Un homme en descendit que Ted Brady reconnut immédiatement à sa tête ronde couverte de cheveux frisés très court. Il était vêtu d’une saharienne beige bien coupée et ne portait aucune arme : il n’en avait pas besoin, c’était le chef.
Ted Brady tendit l’oreille en vain. Aucun autre ronflement de moteur ne troublait le silence du désert. Il comprit que les camions ne viendraient pas. D’abord, il eut envie de hurler de désespoir. Quelques larmes jaillirent de ses yeux gonflés et rouges, mais aussitôt, la soif lui fit oublier son angoisse. Il referma ses paupières, retombant dans une torpeur peuplée de songes affreux. Un peu plus tard, il entendit des pas s’approcher et réussit à ouvrir les yeux. Habib Kotto, l’homme qui l’avait kidnappé, très élégant dans sa saharienne, les mains soignées, le contemplait en fumant à son habitude une cigarette anglaise, sans aucune expression. De taille moyenne, la peau très sombre, il avait les traits fins comme les Arabes du nord du Tchad.
– Vos amis ne sont pas venus au rendez-vous, dit-il en anglais d’une voix lente et claire.
Ted Brady referma les yeux et murmura :
– Soif... J’ai soif.
Habib Kotto fit comme s’il n’avait pas entendu et répéta :
– Personne n’est venu. Le délai expirait aujourd’hui.
Ted Brady fit un effort surhumain pour rouvrir les yeux. Il avait envie de hurler qu’il n’y pouvait rien, que ce n’était pas de sa faute, qu’il n’était pas à Washington, mais au fin fond du désert soudanais, à des heures de la civilisation. Sa faiblesse l’en empêcha. Il répéta seulement :
– Soif... Soif.
C’était une obsession, qui lui figeait tous les muscles de la face, lui vidait le cerveau. Machinalement, il ouvrait et fermait la bouche, comme un poisson hors de l’eau. Son interlocuteur ne semblait pas s’en soucier. Il s’accroupit en face de son prisonnier et dit doucement :
– Ils ont eu tort de croire que je bluffais. J’ai besoin de ces armes et je les aurai.
La tête de Ted Brady retomba sur sa poitrine. Il venait de comprendre que son sort était scellé. Habib Kotto se releva et s’éloigna vers les tentes d’un pas calme. Quelques instants plus tard, un de ses hommes s’approcha du prisonnier avec une écuelle de douraz et une calebasse d’eau. Ils lui détachèrent les poignets. Ted Brady laissa le douraz et, l’écuelle en équilibre sur ses genoux, se força à tremper d’abord ses lèvres avec précaution dans l’eau pour faire durer l’ineffable plaisir. Plus rien ne comptait que cette eau tiède qui humectait sa langue et sa bouche desséchées. Il aurait pu en boire des litres. Il n’y en avait, hélas, qu’un demi-litre qu’il mit cinq minutes à avaler. Il se força quand même à manger une poignée de douraz et ses gardiens le rattachèrent. Ted Brady se sentit bien pendant une demi-heure, puis l’intérieur de sa bouche recommença à se cartonner. Heureusement, le froid et l’épuisement aidant, il sombra dans une torpeur bienfaisante.

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16/06/2016 256 pages 7,95 €
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