#Polar

Guêpier en Angola

Gérard de Villiers

L'Angola est en pleine guerre d'indépendance. Pas question pour les États-Unis, quel qu'en soit le prix, de laisser la moindre chance aux communistes de s'implanter dans la région. Tact et finesse, voilà donc ce qu'on a demandé à Malko pour une mission délicate qui consiste, selon des habitudes chères à la CIA à mettre au pouvoir, dans cette partie de l'Afrique, des hommes tout acquis à la Company. Des hommes et ... des femmes puisque SAS doit avant tout s'assurer l'assistance d'Edouarda, la voluptueuse métisse, tout en évitant soigneusement de froisser la susceptibilité de Graziella, la sculpturale responsable des Blancs les plus déterminés et les plus dangereux du pays. Mais en expédiant ainsi leur meilleur agent au bout du monde, la CIA lui a, en réalité, offert un billet pour l'enfer ... un aller simple ! Heureusement, la vie réserve parfois de bien agréables surprises, telle que la présence, inattendue au fin fond de l'Afrique, d'un authentique Prince polonais, géant défiguré, fou furieux au courage indomptable.

Par Gérard de Villiers
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CHAPITRE I


Edouarda Jardim se glissa de sa démarche dansante entre les tables du bar du Tropico. Seuls deux Sud-Africains aux cheveux gris parvinrent, grâce à l’entraînement rigide de l’apartheid, à ne pas river les yeux sur le balancement provoquant de sa croupe insolemment cambrée.
Avec ses cheveux très noirs bouclés courts, sa peau soyeuse et mate, son regard brûlant, son corps plein perpétuellement enserré dans des vêtements trop petits de deux tailles, la jeune métisse représentait la récompense suprême de l’étranger perdu à Luanda.
Lorsqu’elle se laissa tomber en face d’un barbu aux traits chevalins et à la silhouette anguleuse, le regard du Rhodésien assis à la table voisine s’attarda longuement sur les cuisses brunes découvertes par la super-mini de satin noir. Il replongea dans son whisky, se disant qu’après tout le multi-racisme avait du bon. Comme les affiches placardées partout dans Luanda le répétaient inlassablement...
– Buon noite, Len, dit Edouarda.
Sa voix était aussi sensuelle et soyeuse que son corps ferme.
– Tu es en retard, remarqua le barbu. Il y a une heure que je t’attends.
Edouarda Jardim haussa les épaules avec insouciance. Elle avait horreur des contraintes. Depuis les bouleversements du 25 avril 1974 elle avait pris l’habitude de venir seule ou avec une amie, au bar du Tropico. Secrétaire d’un sous-ministre de la Junte administrant provisoirement l’Angola, elle gagnait assez d’argent, grâce au récent quadruplement des salaires, pour se ruiner en vêtements importés d’Europe. Ses amants de rencontre pourvoyaient au reste. Edouarda ne se considérait pas comme une pute, mais ne refusait jamais un bijou ou une robe.
Les occasions de séduire étaient nombreuses au Tropico, le seul hôtel ultra-moderne de Luanda. Rendez-vous de tous les hommes d’affaires et barbouzes de tous poils traînant à Luanda. Et en cette période de pré-indépendance, cela ne manquait pas...
Le garçon s’approcha de Edouarda. Elle sourit :
– Une cerveja preta1.
Agacé, Len Post lui jeta presque hargneusement :
– Il faut que je sois là à dix heures. On n’a pas beaucoup de temps.
Il était sept heures et demie.
Pour toute réponse, Edouarda croisa les jambes, lui permettant d’admirer ses cuisses pleines jusqu’à l’ombre de son ventre. Assailli d’un flot de mauvaises pensées, le Rhodésien de la table voisine avala par mégarde son glaçon. Se demandant comment un barbu à l’allure de pasteur avait pu séduire une créature comme Edouarda.
– Cela nous laisse le temps de dîner, non ? remarqua la métisse avec une feinte innocence.
Elle adorait le bar rempli d’hommes qui la désiraient. Son regard explora la salle en longueur. À droite se trouvait une pièce plus sombre avec le bar proprement dit. Entre les deux, il y avait bien là une demi-douzaine d’hommes avec qui Edouarda avait fait l’amour. Elle ressentit un picotement délicieux au creux de l’estomac et but une grande gorgée de sa bière.
« La salope », pensa Len Post. Frustré d’avance. Il n’aurait pas le temps de profiter du corps somptueux d’Edouarda après le dîner. Elle était imprévisible, comme les requins. Un après-midi, alors qu’il prenait le soleil sur une des plages de l’Ilha, la langue de terre qui fermait en partie la baie de Luanda, elle était venue s’asseoir près de lui. Son anglais était suffisant pour accepter l’invitation à partager des gambas au piri-piri au restaurant voisin, le Barracuda.
Le soir même, il avait couché avec elle. Depuis, son corps épanoui n’avait plus de secrets pour lui. Edouarda semblait une créature sans complication. Aimant bien manger et faire l’amour. Ses dents de lapin lui donnaient un air perpétuellement insolent. En trois semaines, Len Post l’avait vue presque tous les soirs, sans arriver à se lasser. Par pudeur, il avait quand même ôté son alliance, bien qu’elle ne lui ait jamais posé aucune question.
– Où veux-tu aller ? demanda Len Post, dominant sa déconvenue.
– Au Club Naval.
Le meilleur restaurant de Luanda, sur l’Ilha. Il tira une liasse d’escudos de sa poche. À quarante-cinq pour un dollar, au marché noir, la vie était ridiculement bon marché. Depuis la promesse d’indépendance, l’escudo angolais, inconvertible hors des frontières du pays, valait à peu près son poids de papier...
– Viens, dit l’Américain.
Edouarda ne bougea pas.
– Attends, je n’ai pas fini ma cerveja.
Elle examina les tables. Le bar commençait à se remplir. Des Américains, des Sud-Africains, des Anglais, des Portugais. Peu de femmes. Rares étaient ceux qui étaient vraiment ce qu’ils disaient être...
Un blond mal habillé, aux cheveux longs, avec une veste de toile et des yeux délavés passa devant leur table, adressant un sourire à Edouarda avant d’aller s’asseoir au milieu de cinq Portugais moustachus comme Pancho Vila.
– Qui est-ce ? demanda Len Post.
– Un Suédois, un photographe.
– Comment le connais-tu ?
– Oh, il vient souvent à la Junte. Pour utiliser les hélicoptères militaires.
Len Post nota mentalement le renseignement. Les militaires de la Junte ne donnaient rien pour rien.
Les deux Sud-Africains se levèrent et partirent. Len Post les suivit un moment des yeux. Le B.O.S. – Service de Renseignements sud-africain – se faisait très discret depuis le 25 avril 1974... L’antenne de Luanda se contentait de vendre aux Blancs inquiets des mitraillettes UZI au prix symbolique de un rand2 pièce. Livrées à Pereira de Eça à la frontière sud du pays. Tandis, qu’officiellement, leur gouvernement refusait les visas d’entrée aux Portugais d’Angola. L’Afrique du Sud tenait à tout prix à obtenir du futur gouvernement noir le maintien de l’escale technique des South Africain Airways. Donc, il fallait montrer patte noire...
Un rouquin surgit et fonça sur Edouarda. Il se pencha pour l’embrasser, avec un signe de tête pour Len Post.
– Harry ! fit joyeusement la métisse. Tu es à Luanda pour longtemps ?
– Je suis arrivé de Cabinda ce matin, dit le rouquin. Ça chauffe. Le F.L.E.C.3 est entré en ville et a commencé à astiquoter l’armée. Alors ils se sont fait virer. Le M.P.L.A.4 est arrivé derrière et a annoncé qu’il occupait la ville. Les Portugais les ont virés aussi... Maintenant, ils ont la situation en main, mais ça ne va pas durer. Les gens commencent à foutre le camp... Moi, je repars demain. À un de ces jours.
Il s’éloigna.
– Qu’est-ce qu’il fait, ce type-là ? demanda aussitôt Len Post.
– Il est dans les forages, dit Edouarda.
– C’est ton amant ?
Elle ne répondit pas. Len Post n’insista pas, pensant à ce qu’avait dit le rouquin. Cabinda, c’était une enclave angolaise en territoire congolais, au nord. Une éponge bourrée de pétrole, un petit Koweit africain exploité par la Cabinda Gulf Oil qui en tirait sept millions de tonnes par an. Le F.L.E.C. revendiquait la sécession de l’Angola... Ce qui arrangerait bien la Gulf... On disait qu’il était manipulé à la fois par les Américains et les Français...
– À Cabinda, c’est la confusion ! laissa tomber Edouarda d’un ton docte.
Ce qui était un understatement. Depuis le coup d’État au Portugal, le grouillement politique angolais était un sac de cobras...
Len Post, qui était officiellement envoyé par la Arrow Trust pour étudier des investissements possibles en Angola, se demanda soudain combien de gens dans ce bar connaissaient son appartenance à la Central Intelligence Agency... Par une heureuse coïncidence, les bureaux du Consulat U.S. se trouvaient comme ceux de la Arrow dans le building Secilia, sur la Marginale, la longue promenade de bord de mer qui ceinturait Luanda, du vieux fort San Miguel au port.
De plus, après avoir dissous la P.I.D.E.5 – la police politique du régime Salazar – la Junte dans sa candeur révolutionnaire ne l’avait remplacée par aucun organisme similaire. Il n’y avait plus de barbouzes locales, à Luanda. Ce qui arrangeait bien les autres.
– Allons-y, répéta Len Post.
Cette fois Edouarda se leva, tirant hypocritement sa jupe sur ses cuisses fuselées. En bas, le portier enturbanné leur ouvrit respectueusement la porte de verre.
Il pleuvait. La saison des pluies commençait. Quelques voitures dévalaient la large avenue Luiz de Camoès. En face du Tropico, une demi-douzaine d’éclopés prenaient le frais devant une minuscule Casa de Saudade6 rouge, coincée entre deux énormes buildings dont la construction s’achevait lentement, freinée par la future indépendance et les innombrables grèves. Luanda était hérissée de gratte-ciel ultra-modernes, totems élevés à la gloire du café et du pétrole, se mélangeant aux céramiques violettes et aux torsades ocre des vieilles maisons portugaises.
Len Post referma la porte de sa grosse Datsun 2 600 sur Edouarda. Puis, il quitta la contre-allée et plongea dans la grande avenue en pente, pour rejoindre la Marginale.
Ils débouchèrent devant une énorme pâtisserie rose déguisée en banque – la toute-puissante Banco de Angola –suivirent la Marginale déserte jusqu’au fort San Miguel. De l’autre côté de la baie les lumières de l’Ilha clignotaient, dominées par une énorme réclame pour la bière Ekla. Au moment de s’engager sur le pont reliant la ville à l’Ilha, ils furent croisés par un camion bondé de Noirs hurlants qui agitaient les banderoles rouges et noires du M.P.L.A., l’un des partis d’indépendance noirs qui revendiquaient le pouvoir.
Edouarda secoua la tête, choquée.
– Ils sont fous, ces Noirs...
Len Post réprima un sourire, oubliant son agacement. En dépit de sa peau café au lait qui, en Afrique du Sud, lui aurait interdit tous les endroits réservés aux Blancs, Edouarda croyait dur comme fer qu’elle était blanche. Sa mère était pourtant une Congolaise noire comme l’enfer...
Trois cents mètres plus loin, Len Post stoppa devant le Club Naval. Il n’y avait que peu de voitures arrêtées devant le restaurant. Depuis les « événements », les Luandais sortaient peu. Ou avaient fui en Europe. La salle était glaciale, à cause de l’air conditionné, le petit bar plein de jeunes femmes élégantes. Le Club Naval était le dernier îlot de civilisation, à Luanda... Len Post se dit que, faute de mieux, il ferait un bon dîner. Même pour l’amour de Edouarda, il ne pouvait se permettre de rater son rendez-vous de dix heures.
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Edouarda fit quelques pas en dansant, chantonnant, puis s’appuya à la Datsun, faisant face à Len Post. Ses yeux brillaient, sa bouche semblait avoir encore gonflé, sa poitrine crevait son T-shirt. L’effet de la langouste et du vinho verde, le merveilleux vin blanc portugais... Comme Len Post s’approchait pour ouvrir la portière, elle ne bougea pas. Jusqu’à ce qu’il soit contre elle. Alors ses bras se refermèrent autour de la nuque de l’Américain, et elle serra violemment son corps contre le sien. Len Post eut l’impression qu’une bombe explosait entre leurs ventres. Sa bouche s’assécha d’un coup. Automatiquement, il enfonça les doigts dans les hanches élastiques, Edouarda chuchota :
– Tu as envie ?
Len Post fit un effort surhumain pour se décoller de quelques centimètres.
– Il est neuf heures.
Edouarda recolla son ventre au sien, sentit le frémissement qu’elle provoquait :
– Écoute, je connais un type, dans le mousseque, qui peut nous prêter sa case... C’est à côté. Juste pour une demi-heure. Tu seras à dix heures à l’hôtel. Comme il ne répondait pas, elle ajouta d’une voix pressante :
– Viens !
Son mont de Vénus disait la même chose. Il aurait fallu être un croisement de saint Georges et de Jeanne d’Arc pour résister.
Len Post ouvrit fébrilement la portière de la Datsun. Edouarda se coula contre lui, passant la main entre sa chemise et sa peau.
– Vite, dit-elle.
Il démarra, en direction du pont. Avant d’y arriver, dans la portion de voie en sens unique, Edouarda annonça :
– Ne tourne pas à gauche, continue tout droit, devant le jardin d’enfants.
Il en avait mal à force d’avoir envie d’elle. Il posa une main sur sa cuisse, repoussant la mini. Edouarda l’effleura aussitôt, ce qui provoqua un brusque écart de la Datsun. Len Post se dit que dans l’état où il était, il n’aurait pas besoin d’une demi-heure... La sensualité candide de la métisse le plongeait dans un véritable délire érotique. En trois semaines, il s’était plus défoulé qu’en sept ans de mariage. Jamais, il n’avait osé demander à sa blonde épouse du Maryland de faire l’amour « à la chien » comme disait Edouarda d’une façon charmante...
Il se bénit d’avoir abandonné son job d’analyste à Langley pour une affectation à la Division des Plans.
Ce qui le faisait voyager.
Il freina. La route goudronnée se terminait, faisant place à une piste de latérite rouge desservant un petit mousseque coincé entre la plage et la lagune.
– C’est la quatrième case, dit Edouarda, toujours lovée contre lui.
Il s’arrêta devant. C’était une cabane en pisé, au toit de tôle ondulée. Semblable aux autres demeures du mousseque. Une lumière brillait à l’intérieur.
Brusquement, en dépit de son désir, Len Post se sentit gêné.
– Qu’est-ce qu’on va lui dire ? commença-t-il. Il va...
– Viens, fit la métisse d’un ton péremptoire.
Elle le tira littéralement hors de la voiture, se frotta furieusement contre lui quelques secondes, comme pour aviver encore son désir, puis l’entraîna vers la case. Le mousseque semblait désert. Parfois, des Blancs énervés venaient faire des « cartons » sur les Noirs, la nuit tombée. Aussi, les habitants se terraient-ils chez eux. De l’autre côté de la lagune se dressait la masse blanche du fort San Miguel.
Edouarda, sans lâcher l’Américain, frappa à la porte et l’ouvrit sans attendre de réponse.
Tiré par elle, Len Post pénétra à l’intérieur d’une pièce pauvrement meublée, éclairée d’une lampe faite de coquillages. Une porte poussée donnait sur une autre pièce.
Il aperçut un Noir assis sur un lit de fer, le dos appuyé au mur. Il paraissait dormir, un béret sur les yeux. Edouarda s’était immobilisée, une expression d’intense surprise sur ses traits sensuels.
Une odeur fade, qu’il n’arrivait pas à identifier, frappa les narines de l’Américain. Il avança encore, faillit buter dans une sorte de calebasse emplie de porridge grisâtre.
Edouarda tourna un bouton électrique, allumant une ampoule nue qui pendait du plafond. Len Post eut l’impression que son cœur s’arrêtait. La lumière crue révélait un spectacle abominable.
Le Noir assis sur le lit ne portait pas de béret. Une balle lui avait fait sauter la calotte crânienne jusqu’aux yeux. Ce que Len Post avait pris pour une calebasse, par terre, c’était un morceau de son crâne, avec de la cervelle.
L’Américain réprima une violente nausée. Le cri aigu d’Edouarda lui parvint comme à travers un mur cotonneux. Il fit brusquement demi-tour vers la porte. Au moment où Len Post allait atteindre le battant, une voix douce dit en anglais derrière son dos :
– Ne sortez pas ou je vous tue.
L’Américain saisit dans la voix une inflexion qui le glaça. Il se retourna, faisant face à l’inconnu blond, presque albinos, qui venait de sortir de la seconde pièce de la case. Les traits d’Edouarda avaient perdu toute sensualité, figés dans une expression d’horreur viscérale. Len Post demeura rigoureusement immobile, fasciné par l’arme de l’inconnu. Un pistolet P. 38 Walther prolongé par un énorme silencieux de près de trente centimètres de long.

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16/06/2016 250 pages 7,95 €
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