#Polar

Mission impossible en Somalie

Gérard de Villiers

L'ambassadeur Bruce Reynolds ainsi que sa femme et ses enfants ont été enlevés en pleine rue de Mogadiscio, certainement avec la complicité passive du pouvoir en place. Le camarade président Syad Barré, inféodé aux services soviétiques, fera la sourde oreille aux injonctions de Washington, pour sauver la vie des otages. Malko tentera une mission de la dernière chance pour les sauver. "Malko entendit un claquement sec, vit l'éclair blafard d'une lame d'acier. Immobilisé, les bras tirés en arrière par ses autres agresseurs, il offrait son ventre à l'assassin. Le bras du Somalien se détendit, lançant en avant la lame à l'horizontale."

Par Gérard de Villiers
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Policiers

CHAPITRE PREMIER
La pierre ronde rebondit avec un « floc » sourd sur la peau livide tendue à craquer par les gaz. Une bordée de glapissements joyeux salua la précision du gamin noir aux cheveux frisés et comme rouillés. Aucun de ses copains n’était encore parvenu à toucher le ventre du cadavre à demi enfoui dans le sable, à la lisière des vagues, qui émergeait de la plage comme une monstrueuse méduse. Distraction inespérée pour les petits Somaliens qui, comme tous les matins, traînaient sur la plage au nord de Mogadiscio, inspectant les menues épaves rejetées par l’océan Indien.
Le gamin en haillons visa de nouveau le cadavre. Ses copains trépignèrent quand la pierre frappa de nouveau le cadavre, à la tête cette fois.
Enhardis, les autres gamins se mirent à fouiller le sable à la recherche de cailloux et commencèrent à bombarder le cadavre avec des cris excités. Se rapprochant peu à peu. Quand ils furent à quelques mètres, leur excitation tomba d’un coup. Ce n’était pas drôle de viser de si près. Certains s’éloignèrent sur la plage, mais les plus hardis s’approchèrent, examinant leur cible.
C’était bien un Blanc, soufflé, méconnaissable, livide avec des plaques verdâtres. Il avait dû séjourner pas mal de temps dans l’eau, à voir le gonflement des tissus. Les jambes étaient enfouies dans le sable humide. Le ressac avait dû le rejeter pendant la nuit sur la plage presque en face duBeach-Club, un bungalow de ciment lépreux en bordure de l’eau, où les rares diplomates non communistes de Mogadiscio venaient déjeuner le dimanche.
La mer avait arraché ses vêtements, ne laissant que quelques lambeaux de tissu.
Plusieurs marchandes de coquillages accroupies sur les marches de ciment conduisant au Beach-Club observaient la scène avec curiosité. C’était assez rare de trouver un cadavre sur la plage, surtout, un Blanc, mais ce n’était pas leur affaire... Soudain, deux silhouettes vertes apparurent sur la terrasse en ciment du Beach-Club. Des vestiti verde, des miliciens en tenue verte avec un foulard rouge, chargés du maintien de l’ordre, en patrouille de routine. Eux aussi avaient aperçu le cadavre entouré par les gamins.
Celui qui avait atteint le premier le cadavre l’examinait maintenant de près, avec une insensibilité totale. Il y avait peut-être quelque chose à récupérer dessus... Quand il s’approcha, un petit crabe sortit brusquement de l’oreille droite du noyé et s’enfuit, averti par un sixième sens.
Le gosse se pencha et tira sur les doigts de la main droite du mort pour arracher le bras enfoui dans le sable. Espérant trouver une montre. Le bras vint. Il n’y avait pas de montre, mais une grosse gourmette en or. Le gamin s’accroupit et entreprit de la détacher, retenant sa respiration à cause de l’odeur. Une mouette piqua avec un cri aigu et se posa à coté de la tête du cadavre. La fermeture de la gourmette céda avec un « clic » léger, le petit Noir s’en empara et se releva pour se trouver nez à nez avec les visages sévères des deux vestiti verde. L’un d’eux allongea le bras, lui arracha la gourmette, et demanda d’une voix sévère :
– Pourquoi tu n’as pas prévenu qu’il y avait un mort sur la plage ?
Le gosse baissa la tête sans répondre, sûr qu’il allait avoir des ennuis.
Le milicien déchiffra péniblement l’inscription de la gourmette. Emilio Cerruti. 18.4.1934. Un Italien. Il s’accroupit à son tour, près du mort.
Avec ses mains, il dégagea le sable autour de la tête et des pieds. Il s’immobilisa, les sourcils froncés. Ce n’était pas un noyé ordinaire. Un sillon violacé coupait le cou en deux. Pour l’aider à mourir on lui avait attaché un fil de fer autour du cou et on l’avait étranglé. Il avait également les pieds liés aux chevilles par le même fil de fer, auquel pendait un bout de chaîne. C’est l’hélice d’un bateau qui avait dû couper la chaîne, permettant au corps de remonter. Avec l’aide de son collègue, le milicien entreprit de tirer le cadavre au sec. Le gosse s’écarta précipitamment.
– Toi, reste ici, grommela le milicien, on va t’apprendre à n’avoir rien dit !
Le gamin commença à pleurnicher.
– Je croyais que c’était un Russe ! fit-il en reniflant.
La Somalie étouffait sous la présence massive et pesante des conseillers soviétiques.
Omniprésents en Somalie depuis le traité russo-somalien de juillet 1974, tout-puissants politiquement, les Russes étaient vomis par la population qui les accusait de faire régner la pénurie en prenant tout pour leur énorme base de Berbera dans le nord du pays. Lorsqu’en 1975, le sucre avait disparu des magasins, les Somalis avaient prétendu que les Soviétiques le stockaient à Berbera.
Malgré lui, le milicien sourit, plein d’indulgence. Lui aussi, aurait préféré que ce soit un Russe.
CHAPITRE II
Bruce Reynolds, ambassadeur des États-Unis en République populaire de Somalie regarda d’un œil distrait la plaque de marbre apposée sur le mur de la cathédrale du temps de Mussolini, célébrant la vertu italienne ultra-marine. Par une étrange lacune des autorités somaliennes, elle avait échappé à la décolonisation.
Les cloches de la cathédrale se mirent soudain à carillonner, assourdissantes, insolites, secouant la torpeur de la calme avenue écrasée de soleil, Bruce Reynolds leva la tête vers les deux cloches, étonné.
– Mais qu’est-ce qui leur prend ?
Il inspecta l’avenue Luglio déserte d’un œil furieux, debout au bord du parvis de la cathédrale. L’ambassadeur des États-Unis à Mogadiscio essuya son front, couvert de sueur, trempant son mouchoir d’un coup. Il aspira une grande goulée d’air humide et brûlant. Il était dix heures du matin et le soleil était déjà torride. Jamais il ne se ferait à la chaleur lourde, humide, oppressante de la capitale somalienne. Les indigènes avaient beau prétendre que leur climat était adouci par la proximité de l’océan Indien, on ne parvenait à respirer entre mars et novembre que sur les immenses plages encadrant la ville au nord et au sud. Il aurait mieux fait de rester dans le patio de sa résidence du Lido, en bordure de la plage nord, au lieu de se traîner à la messe comme tous les dimanches pour faire plaisir à Kate, son épouse irlandaise...
De nouveau, il scruta l’avenue vide, exaspéré.
Où était passé Mohammed, son chauffeur ? Il lui avait bien recommandé d’être là à dix heures pile.
Mohammed était un Somalien négligent et endormi, sûrement un indicateur du N.S.S., la police politique somalienne, la gestapo locale. Qui elle-même avait des liens étroits avec le K.G.B. soviétique. Les Russes, en trois ans, avaient fait de la Somalie un satellite soviétique parfait. Malheureusement, l’ambassadeur n’avait pas eu le choix : Mohammed lui avait été imposé par le ministère des Affaires étrangères somalien, comme tout le personnel non américain de l’ambassade. Mais, espion ou pas, il était en retard. Les derniers assistants de la messe venaient de sortir de la petite église à deux clochers en pierre grise, pompeusement baptisée cathédrale, vestige de l’époque coloniale italienne. La Somalie étant officiellement un pays musulman, il n’y avait guère qu’une poignée d’étrangers, Italiens pour la plupart.
D’ailleurs, s’il n’y avait pas eu les femmes en grandes coiffes noires, aux corps épanouis moulés dans des cotonnades multicolores, on aurait pu se croire dans une petite ville calabraise endormie.
– Alors, où est passé Mohammed ?
La voix acide de Kate Reynolds fit sursauter le diplomate. Elle venait de quitter l’ombre pour le rejoindre, escortée de ses deux enfants, Kathleen, une mince fille blonde de dix-sept ans, au nez retroussé et aux immenses yeux bleus vaguement hallucinés et Patrick, quinze ans, qui ressemblait à un moineau atteint d’acné. En prime, Kate Reynolds traînait les deux jumelles. Linda et Tricia du chargé d’affaires absent de Mogadiscio dont la femme souffrante n’avait pu venir à la messe. Paul Tornetta, le garde du corps de l’ambassadeur tenait les jumelles par la main.
L’ambassadeur dut hurler, à cause des cloches :
– Je ne sais pas ! Il doit être en train de faire le paon devant le Savoia.
– Les petites vont avoir chaud, remarqua Mme Reynolds. Il vaudrait mieux aller à la Croce del Sul.
À part deux vestiti verde appuyés à une grille jouxtant la cathédrale, en plein soleil, personne ne s’aventurait dans la fournaise.
– Je vais aller au Savoia, dit l’ambassadeur. Attendez-moi à la Croce del Sul, en prenant des glaces.
Le café Savoia, autre vestige de l’occupation italienne, possédait la seule terrasse de Mogadiscio. Les Noirs adoraient s’y pavaner devant un café à la cardamone, ou un Martini Bianco, pour les plus évolués.
Quant à la Croce del Sul, c’était un petit hôtel-restaurant tenu par une somptueuse métisse somalo-italienne, avec un patio infesté de chats errants mais ombragé. Un des endroits les plus vivables de Mogadiscio qui n’en comptait pas beaucoup. Où il y avait même du crocodile au menu.
Les cloches continuaient à carillonner. Bruce Reynolds grommela pour lui tout seul. Las d’inspecter l’avenue à la recherche de sa voiture, son regard suivit deux Somaliennes qui passaient lentement devant la cathédrale. Bras dessus, bras dessous, leurs énormes poitrines agressivement moulées par leur vêtement traditionnel, la cambrure de la croupe accentuée par le tissu bariolé, les cheveux dissimulés sous d’énormes kouffieh noirs. Elles dévisagèrent le diplomate avec des regards effrontés et provoquants, plaisantant entre elles à haute voix. Les Somaliennes, ni farouches ni xénophobes, savaient l’attrait qu’elles avaient pour les étrangers et s’appliquaient à en profiter à chaque occasion. Vénales, sans aucun complexe. Même les étudiantes. Heureusement la socialisation radicale du pays n’avait pas encore interdit les relations intimes inter-raciales et Mogadiscio baignait encore dans un parfum de décontraction italienne.
Mme Reynolds intercepta les œillades des deux Noires. Elle soupçonnait son mari d’avoir déjà eu de brèves aventures avec des filles rencontrées dans la rue. Brusquement, la santé des jumelles parut beaucoup moins importante.
– Je vais attendre avec toi, annonça-t-elle.
Kathleen soupira d’agacement. Son maquillage commençait à fondre et elle avait hâte d’aller retrouver son boy-friend, le second conseiller de l’ambassade d’Italie. Elle avait l’habitude de faire l’amour tous les jours avant le déjeuner et risquait de ne plus le trouver si elle tardait trop.
Il n’y avait plus qu’eux sur le parvis de la petite cathédrale. Paul Tornetta, le garde du corps, ancien Marine prématurément épaissi, boudiné dans un costume blanc étriqué, proposa :
– Sir, voulez-vous que j’aille chercher ce « son of a bitch » ?
Il aimait bien rendre de petits services, se sentant parfaitement inutile. Le State Department avait exigé qu’il escorte l’ambassadeur dans tous ses déplacements. La Somalie étant considérée comme un pays inamical. D’ailleurs l’ambassade avait été en veilleuse pendant plusieurs mois à la suite de la révolution promarxiste d’octobre 1974, qui avait entraîné la mainmise des Russes sur le pays et l’ouverture de leur plus grande base navale de la mer Rouge à Berbera, dans le nord de la Somalie. Berbera était devenue zone interdite, même aux Somaliens.
– Si dans deux minutes il n’est pas là, certainement, cria l’ambassadeur pour dominer le bruit des cloches.
Il en avait par-dessus la tête de fondre au soleil. En plus, il devait retrouver les ambassadeurs d’Italie et de France, ses deux voisins, pour déjeuner. La femme du diplomate français, bien qu’horrible à regarder, était excellente cuisinière. Les dimanches à Mogadiscio étaient sinistres, les diplomates n’ayant pas le droit de s’éloigner de plus de trente kilomètres. Il restait la plage de Gezira, sauvage, pas aménagée, mais tranquille.
– Ah, la voilà !
Le cri de Bruce Reynolds couvrit le tintamarre des cloches.
La limousine noire, arborant le fanion américain à son aile droite, venait de surgir de la via Adan Lord, et tournait dans l’avenue. Elle vint s’arrêter devant la cathédrale. Bruce Reynolds se précipita, dévalant les marches de pierre.
– Dépéchons-nous !
En plein soleil, c’était intenable. Aveuglé par la réverbération, le diplomate mit ses lunettes noires. Ce n’était vraiment pas un pays de chrétiens. Il ouvrit la portière arrière de la longue Cadillac et laissa passer sa femme qui s’engouffra dans le véhicule, poussant devant elle Linda et Tricia, les deux jumelles, qui avaient abandonné le garde du corps.
L’une d’elles, Linda, qui avait entendu mentionner la Croce del Sul, commença à pleurnicher :
– Je veux aller manger une glace !
Pour éviter des hurlements, l’ambassadeur se pencha vers l’avant pour dire au chauffeur de faire un détour par la Croce del Sul.
– Mohammed !
Le chauffeur se retourna et le diplomate resta paralysé de surprise. L’homme qui se trouvait derrière le volant de la Cadillac n’était pas Mohammed, mais un inconnu au visage en lame de couteau et aux yeux très enfoncés.
– Hé ! fit l’Américain. Qui êtes-vous ? Où est Mohammed ?
Le chauffeur ne répondit pas et ne changea pas d’expression. Sa main droite plongea sous la banquette et en ressortit, brandissant un colt automatique qu’il braqua sur Bruce Reynolds.
– You come in the car, dit-il, en mauvais anglais. Now.
Le diplomate fixa le pistolet avec un regard incrédule, n’arrivant pas à croire à ce qui lui arrivait. Un enlèvement en plein Mogadiscio, à dix mètres de deux miliciens chargés du maintien de l’ordre. Les pensées s’entrechoquaient en désordre sous son crâne.
Il perçut vaguement le bruit d’une voiture qui s’arrêtait derrière la Cadillac. Soudain, reprenant ses esprits il recula vivement, criant à sa femme :
– Kate descends tout de suite !
Le pistolet du « chauffeur » décrivit aussitôt un arc de cercle pour se braquer sur les deux petites filles.
– You stay ! cria le chauffeur. Or, I kill the girl.
La femme de l’ambassadeur regarda l’arme, d’abord avec ébahissement puis avec horreur. Ses traits se défirent et elle éclata en sanglots, paralysée de terreur, incapable de bouger. La voyant pleurer, les deux jumelles l’imitèrent aussitôt. Sur le parvis, personne ne semblait s’être aperçu de ce qui se passait à l’intérieur de la voiture. Kathleen et Patrick bavardaient et l’ambassadeur croisa le regard de Paul Tornetta, plongé dans la contemplation d’une croupe extraordinaire moulée de mauve qui passait sur l’autre trottoir. Les deux vestiti verde étaient toujours appuyés à la grille du jardin public.
– Paul ! hurla l’ambassadeur. Do something, we are being kidnapped !
Le garde du corps sursauta, croyant avoir mal entendu. D’où il se trouvait, il ne pouvait voir le visage du chauffeur. Kathleen se tourna vers son père avec stupéfaction.
– Daddy, what’s going on ?
– Le chauffeur, balbutia le diplomate, ce n’est pas Mohammed, il veut nous emmener.
L’estomac serré, il regardait quatre hommes qui venaient de sortir d’un taxi jaune et rouge arrêté derrière la Cadillac. Ils s’avançaient vers eux. C’étaient des Somaliens très sombres de peau, jeunes. Deux d’entre eux brandissaient de courtes mitraillettes noires, les deux autres des pistolets.
C’était vraiment un kidnapping. Il se tourna brusquement vers les vestiti verde et hurla à se faire éclater les poumons, pour couvrir le bruit des cloches.
– Help ! Help !
Eux aussi étaient armés. Mais ils ne semblèrent pas entendre ses appels. Paul Tornetta venait enfin de réaliser que ce n’était pas une plaisanterie. D’un pas décidé il s’avança vers la Cadillac, arrachant de son holster son arme réglementaire : un Smith et Wesson «38» de quatre pouces. Il ouvrit la portière avant et se pencha vers l’intérieur.
– Eh, vous ! ordonna-t-il, descendez de là !
Les trois détonations rapprochées couvrirent le tintamarre des cloches. Paul Tornetta tituba, partit en arrière, son visage épais exprimant une intense stupéfaction. Il n’avait même pas eu le temps de se servir de son arme. Les trois balles tirées par le chauffeur, l’avaient atteint en pleine poitrine. Il lâcha son Smith et Wesson, la bouche déjà pleine de sang, et s’effondra sur le trottoir.
– My God ! hurla Kalhleen, horrifiée.
Elle ne pouvait détacher les yeux du sang coulant sur le menton du garde du corps... Paralysée. Elle vit le regard affolé de son père, son frère figé aussi par la surprise, les deux vestiti verde indifférents comme s’ils étaient aveugles et sourds à la fois. Et ces cloches qui continuaient à leur ébranler les tympans.
Sur le trottoir d’en face, des filles en cotonnades multicolores s’étaient arrêtées et contemplaient la scène.
 

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16/06/2016 260 pages 7,95 €
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