#Roman francophone

Sauve qui peut (la révolution)

Thierry Froger

Juin 1988. En vue des festivités commémoratives de l'année suivante, la très officielle Mission du Bicentenaire de la Révolution française du ministère de la Culture contacte Jean-Luc Godard pour lui proposer de réfléchir à un film autour de 1789. Roman fleuve, roman cascade, Sauve qui peut (la révolution) raconte le travail buissonnier de JLG sur ce projet de plus en plus improbable, qu'il intitule bientôt Quatre-vingt-treize et demi. C'est l'occasion pour le cinéaste de renouer avec l'ami Jacques, perdu de vue depuis leurs communes années Mao, devenu entre-temps historien, opportunément spécialiste de la période. Sous prétexte de consultations pseudo-scientifiques, le dialogue reprend entre les deux hommes. Le cinéaste musarde, découvre le charme bucolique de l'île de la Loire sur laquelle Jacques vit seul avec sa fille Rose, et fait connaissance avec la demoiselle qui n'a pas vingt ans. Et Jacques confie à Godard les affres de la grande impasse qui l'occupe, les aléas du grand livre dans lequel il se noie : une vie de Danton très... alternative. Le sens (giratoire) de l'histoire, l'agonie du cinéma, l'espérance de vie des révolutions et le vieillissement des révolutionnaires sont quelques-uns des motifs qui animent cette fugue grisante, poignée de déroutes magnifiques dont Thierry Froger nous fait à la fois captifs consentants et complices ravis, dans un geste joyeusement blasphématoire, d'une audace, d'une liberté et d'une maîtrise rares.

Par Thierry Froger
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

Le cinéaste se demandait s’il pourrait faire un film ici car il avait l’impression que ce paysage ne se laissait pas facilement cadrer, ce qui en augmentait la beauté tout en tenant à distance qui voulait s’en saisir, et il y voyait ce désir d’aller toujours jusqu’au moment où l’image se refusait, cela lui rappelait une jolie phrase de Chardin, La peinture est une île dont je me rapproche peu à peu mais pour l’instant je la vois très floue, qu’il n’avait jamais aussi bien comprise qu’aujourd’hui, accompagnant une jolie jeune fille vêtue de vert et nommée Rose, à l’endroit qu’on appelait la tête de l’île, pointée vers l’amont, et il s’étonnait d’ailleurs que le langage – ou l’inconscient de la géographie – eût inversé la logique des termes, faisant de l’île un corps à l’envers, mais cela lui plaisait, la tête regardait vers l’origine et la queue filait vers la mer, il y avait de quoi sourire, à moins que cela ne fût un écho de l’histoire des saumons, ils naissaient dans les eaux douces puis descendaient vivre plusieurs années dans la haute mer, avant de retourner dans le fleuve où ils étaient nés pour y frayer puis mourir, cela ressemblait à son histoire au fond, il avait fini par revenir vieillir dans les lieux de sa naissance mais il n’avait pas fait d’enfant parce qu’il avait préféré faire des films, il montra du doigt un héron immobile sur un banc de sable, les animaux le touchaient de plus en plus à mesure qu’il vieillissait et qu’il s’éloignait des hommes, il rêvait de faire un film traversé d’animaux qui parleraient (Levinas s’était trompé à ce propos en parlant du monde animal comme n’ayant prétendument ni langage ni visage), n’importe quels animaux conviendraient, un chien, un saumon, un héron, un lama, un cheval blanc au regard pâle, un loup, un chat, un âne de Goya, une grenouille, ils ne parleraient pas comme chez Walt Disney ni comme des humains, mais les hommes muets les comprendraient, il faudrait montrer cette idée toute simple des animaux prenant la parole après que les hommes auraient dit adieu au langage, Rose ouvrit la bouche pour la première fois et dit qu’elle avait hâte de voir ce film, ce à quoi JLG répondit qu’elle pouvait se hâter lentement, que le cinéma avait le temps de mourir deux ou trois fois avant qu’il ne se penchât sur le sujet, s’il n’était pas déjà mort lui-même, qu’elle avait surtout d’autres films à voir et qu’il avait apporté à cet usage une dizaine de films en VHS, ces “Very High Saloperies” comme il aimait les appeler et que Rose avait plus joliment nommés des tombeaux, ce qui était bien trouvé, car on avait embaumé le cinéma comme on avait embaumé les pharaons, et en même temps il avait souvent pensé que l’écran était le chemin de Véronique, que le grand principe du cinéma consistait à étendre le linge pour attendre que quelque chose vînt s’empreindre, espérer que le visage de l’homme s’imprimât sur le suaire de Véronique, il savait qu’on déplorait assez le vocabulaire mortuaire – fantôme, suaire, embaumement – dont il usait pour parler du cinéma mais il ne faisait que reprendre ce que l’on disait déjà à sa naissance, il pensait à Gorki, en juillet 96, qui après avoir assisté la veille et pour la première fois à une séance du Cinématographe Lumière à la foire de Nijni Novgorod, écrivit Hier soir, j’étais au royaume des ombres, de toute manière on lui reprochait tout et son contraire depuis si longtemps, il s’en moquait maintenant, il se souvenait qu’enfant il inventait beaucoup de choses, vraies ou fausses, alors ses parents lui disaient “Ne raconte pas d’histoires, Jeannot”, et puis ensuite, quand il avait commencé à faire du cinéma, il avait obéi à ses parents et essayé de ne pas raconter d’histoires, mais là tous les producteurs et les journalistes lui avaient dit “Mais mon grand, il faut raconter des histoires !”, Rose rit de bon cœur pendant que le héron s’envolait au passage d’un train sur le pont de l’Alleud, le cinéaste murmura qu’une histoire devait être comme une révélation, il y avait une première vague, on s’y noyait, puis une seconde, on y renaissait, il disait que c’était un étrange mécanisme que celui du désir s’il permettait de désirer ce qui ne pouvait jamais arriver, le désir ressemblait au courant infini des fleuves et des rivières, il était comme l’incendie naissant de ce qu’il brûle, il faudrait faire l’image de ça, filmer le fleuve en suivant une barque qui descendrait la nuit de l’amont vers l’aval, toujours dans le même sens, puisque la Loire comme les mots se lisaient de la gauche vers la droite, on pourrait mettre des enfants dans la barque, apeurés et sauvés, le cerveau plein de flammes, le cœur gros de rancune et de désirs amers, et des animaux étranges sur la rive au premier plan, des feux, des artifices, de fausses étoiles dans le ciel couvrant les infimes bruits d’eau, mais il n’inventait rien, songeant à La Nuit du chasseur comme à une évidence, alors que la lumière d’un soir de fin d’été baissait avec lenteur sur la pointe de l’île regardant vers l’Alleud, il demanda à Rose de lui rappeler qu’il aimerait lui montrer le film de Laughton si elle le souhaitait, ce soir ou bien demain, car il devait repartir jeudi matin, au fond le seul grand problème du cinéma lui semblait être où et pourquoi commencer un plan, et où et pourquoi le finir, mais il supposait que les peintres se posaient la même question sur le début et la fin du tableau, Monet disait qu’il ne fallait pas peindre ce qu’on voit, puisqu’on ne voit rien, mais peindre ce qu’on ne voit pas, JLG songeait au voyage de Turner sur la Loire en 26, au moment où Niépce inventait la photographie, ils entendirent approcher le ronronnement d’un moteur, une barque remontait le Grand Bras à contre-courant, quelqu’un avait écrit un jour que Turner peignait le rien de manière très ressemblante, le cinéaste et la jeune fille en sourirent, le passage de la barque fit rouler quelques vagues brunes contre l’épi où ils étaient assis et la robe de Rose fut légèrement mouillée, JLG s’excusa alors de parler comme s’il était seul, par la force de l’habitude et de la solitude sans doute, ou bien à cause de la beauté du lieu, qui lui donnait des idées, peindre ce qu’on ne voit pas, il les reprisait comme un tailleur, ou comme la Loire parlerait si elle savait parler, il demanda d’une voix douce à Rose comment elle allait et quelle était cette sorte de bataille qu’elle évoquait dans sa précédente lettre, il se souvenait qu’elle l’avait qualifiée d’audacieuse et sinistre à la fois, ou quelque chose comme ça, et qu’elle n’y voyait pas très clair, ils n’allaient d’ailleurs pas tarder à distinguer moins bien les choses car l’obscurité du soir gagnait doucement la tête de l’île soudain mauve et plus fraîche.

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17/08/2016 434 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782330066505
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