#Roman étranger

Signes qui précéderont la fin du monde

Yuri Herrera

"Au commencement, une simple requête maternelle. Celle que Cora fait à sa fille, Makina : elle doit partir à la recherche de son frère, de l'autre côté de la frontière, afin de lui transmettre un message. Voilà une mission que la jeune femme est la seule à pouvoir assumer. Mais pourquoi ? La réponse est au bout du voyage, un périple qui s'effectuera en neuf étapes aussi actuelles qu'immémoriales. Franchir un fleuve avec un pneu pour radeau, transporter des paquets sans chercher à savoir ce qu'ils contiennent, vaincre la montagne d'obsidienne : telles sont quelques-unes des épreuves qui feront de Makina quelqu'un d'autre. À moins qu'elles ne lui permettent, au bout du compte, de devenir un peu plus elle-même. Quelque part, là-bas. Ou, définitivement, de l'autre côté. Comme dans son premier roman, Les Travaux du Royaume, Yuri Herrera n'écrit pas seulement sur le Mexique, sur la frontière et ses blessures. Ses personnages évoluent dans un univers qui lui est propre, entre fable, roman et poésie, là où s'entremêlent les mythes du passé et les déchirures de l'actualité la plus brûlante", Laura Alcoba.

Par Yuri Herrera
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

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LA TERRE

 

 

Je suis morte, se dit Makina lorsque toutes les choses commencèrent à se dérober : un homme était en train de traverser la rue en s’aidant d’une canne, soudain une plainte sèche perça l’asphalte, l’homme s’immobilisa comme attendant qu’on lui répétât une question et le sol s’ouvrit sous ses pieds : il avala l’homme, et avec lui une voiture et un chien, tout l’oxygène alentour et même les cris des passants. Je suis morte, se dit Makina, et à peine l’avait-elle dit que tout son corps se mit à résister à la sentence et elle battit désespérément des pieds, en arrière, chacun de ses pas à un pied du gouffre, jusqu’à ce que le précipice devînt visible tel un cercle de perfection et Makina resta saine et sauve.

Putain de ville métisse, se dit-elle. Toujours sur le point de retourner au sous-sol.

C’était la première fois qu’elle avait affaire à la folie tellurique. La Petite Ville était criblée de balles et de tunnels percés par cinq siècles de voracité minière, et il arrivait qu’un malheureux découvre à ses dépens qu’on les avait comblés à la mords-moi le nœud. Certaines maisons avaient déjà disparu dans l’inframonde, même un terrain de foot et la moitié d’une école vide. Ces choses arrivent toujours aux autres, jusqu’au jour où ça vous arrive, à vous, se dit-elle. Elle jeta un œil sur le précipice, elle éprouva de l’empathie pour ce putain de chemin pitoyable. Un bon chemin, dit-elle sans ironie, puis elle murmura Il vaut mieux que je me dépêche de remplir cette mission.

 

Sa mère, Cora, l’avait fait venir et lui avait dit Allez, portez ce message à votre frère, je n’aime pas vous donner des ordres, jeune fille, mais à qui d’autre pourrais-je le demander, à un homme, peut-être ? Puis elle la prit dans ses bras et la garda ainsi, dans son giron, sans drame ni larmes, mais parce que c’était ce que Cora faisait toujours : même quand on se tenait à quelques pas d’elle, on avait toujours l’impression d’être dans son giron, entre ses seins bruns, à l’ombre de son cou large et épais, il suffisait qu’elle adressât la parole à quelqu’un pour qu’il se sente à l’abri. Et elle lui avait dit Allez jusqu’à la Petite Ville, approchez les truands, offrez-leur vos services, il se pourrait bien qu’ils vous donnent un coup de main pour le voyage.

 

Elle n’avait aucune raison pour aller d’abord chez monsieur Doublevé, mais elle sentit comme un besoin d’eau, alors ses pas la conduisirent vers l’amas de vapeur où il se tenait. Elle sentait que la terre était même venue se loger sous ses ongles, comme si c’était elle qui avait disparu dans le trou béant.

Le receveur était un jeune homme sanguin et fier avec lequel Makina avait folâtré, une fois. Leur rencontre avait été maladroite, comme il arrive souvent ; mais comme les hommes sont convaincus, tous autant qu’ils sont, d’exceller dans l’art de la galipette, et, comme il était évident que ces galipettes en l’occurrence ne l’avaient pas emballée, depuis cet épisode le jeune homme baissait les yeux chaque fois qu’il se trouvait en sa présence. Makina avança lentement quand elle se trouva devant lui, puis il sortit de sa maisonnette de receveur comme pour lui dire Non, ce n’est pas possible, ou plutôt Pas vous, vous n’avez pas le droit : mais ce fut dans un élan qui dura trois secondes car de son côté elle ne s’arrêta pas et lui ne se décida pas, pour sa part, à lui adresser une de ces phrases, il arriva seulement à lever les yeux d’un air autoritaire alors qu’elle l’avait déjà dépassé pour se diriger vers les bains turcs.

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trad. Laura Alcoba
30/01/2014 118 pages 12,00 €
Scannez le code barre 9782070135806
9782070135806
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