UN
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Lisa pense à l’argent.
Masque à gaz sanglé sur le visage, fourche à la main, elle jette par la fenêtre du grenier des galettes de guano et de gangrène, des squelettes de rhinocéros et des manteaux de vison grouillant de mites – et elle pense à l’argent.
Elle plante sa fourche dans un monticule de vieux Lundi collés les uns contre les autres par l’humidité et les excréments. Elle s’enfonce dans les croûtes sédimentaires de la culture, comme une paléontologue du mauvais goût. Boy George. Michèle Richard et Michel Louvain jeunes. La tentative de suicide de Drew Barrymore. Loto-Lundi, dix mille dollars en prix, tirage hebdomadaire. Une chirurgie plastique de Michael Jackson. Et encore Loto-Lundi. Lisa doit avoir pelleté pour cinq cent mille dollars en Loto-Lundi. Dire que tout cet argent a été gagné et dépensé depuis longtemps – et sur quoi ? Des gadgets, des vêtements, des voyages, des cadeaux de Noël – tout ça désormais enfoui au dépotoir, brûlé en calories, éparpillé dans l’atmosphère.
Lisa s’acharne sur le tas, rageuse. Les magazines volent par la lucarne, tombent et s’écrasent avec un bruit sourd dans le conteneur à déchets, deux étages plus bas. Dans l’intervalle on entend la tondeuse d’un voisin, les voitures qui passent sur la route, les goglus dans les champs, et le chien du concessionnaire New Holland qui jappe après un rat musqué. Le bruit blanc de l’été, comme la statique légère d’une radio FM.
Lisa a l’impression d’être coincée entre deux postes. De septembre à juin, elle avance sur le pilote automatique, dans l’étroit chenal scolaire. Pas d’ambiguïté, aucune décision à prendre. L’été, en revanche, lui rappelle constamment qu’elle ne maîtrise pas son destin. Elle échafaude des tours de Babel et des voyages autour du cap Horn, des traversées du Sahara et des accélérateurs de particules, mais l’argent – même en quantités modestes – manque sans cesse pour mener le moindre projet à terme. L’argent nécessaire pour se procurer un vélo. L’argent pour aller au cinéparc. L’argent pour construire un drone, acheter une boussole, un microscope. L’argent pour suivre des cours de voile et de kung-fu. L’argent pour partir à la conquête du monde.
À quinze ans, Lisa est dans un entre-deux : assez vieille pour échafauder des projets, trop jeune pour avoir un boulot digne de mention – et ce n’est pas comme si les boulots intéressants pullulaient dans le coin. Cet été, elle avait le choix entre cueillir des fraises avec les saisonniers mexicains ou travailler avec son père pour un salaire symbolique – et maintenant qu’elle vide le grenier de la maison Baskine, elle se demande s’il n’aurait pas mieux valu choisir les champs de fraises. Au moins, elle aurait appris quelques rudiments d’espagnol.
Voilà deux jours qu’elle défenestre des escarpins préhistoriques, des portemanteaux, des chaises en rotin défoncées, des demi-mannequins, des plumes de paon et des globes terrestres, des tabourets pliants, des ballots de rideaux en velours. Elle embroche des nids de souris, des paniers d’osier, des liasses de Feuillet paroissial. Un berceau orné de lapins roses et glauques. Des meubles démontés. Une radio à ondes courtes Grundig dont le dos arraché laisse voir un rang de lampes à vide cramées. Du papier à lettres d’hôtel, des décors de pièce de théâtre. Des pistolets à pétards. Des pistolets à eau. Des os.
Extraits
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