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1936, désert de l’Arizona
Les trois hommes se tenaient debout en haut d’une butte balayée par le vent. Ils regardaient la route qui s’étalait à leurs pieds, et plus précisément le camp des migrants lové au creux d’une large boucle.
– Je vois bien la décharge, mais où est le camp ? plaisanta le plus petit des trois personnages – si petit, même, qu’on pouvait le qualifier de nain.
Il arborait un rictus grimaçant, comme si une méchante odeur l’incommodait en permanence.
– Allons, allons, pas de mauvais esprit..., murmura un grand escogriffe vêtu presque entièrement de noir (la cape qui descendait jusqu’à ses chevilles était doublée de velours carmin).
Immense, massif, le dernier membre du trio ne disait rien. On le devinait plus habitué aux grognements qu’aux savants discours. Il avait le regard de l’abruti du village, et un filet de bave pendait à la commissure de ses lèvres.
– Moi, je sens de l’effervescence et de la vie, reprit l’homme en noir, dont la cape battait au vent, cinglée tel un drapeau. Qui dit « infortunés voyageurs échoués au bord de la route » dit « familles », et qui dit « familles » dit « enfants ». Notre public. Notre raison d’exister !
Il inspira l’air poussiéreux de l’Arizona à pleins poumons avant de reprendre, lyrique :
– Ne sentez-vous pas ces petites âmes qui ne demandent qu’à oublier leurs soucis, leurs dures conditions de vie ? Bref, qui ne demandent qu’à se divertir ?
Le nain haussa les épaules.
– Fichus lardons, lâcha-t-il.
– Groumpf, ajouta le géant.
– Ah, je vais vous dire ce que vous êtes, tous les deux : vous êtes de... de bien tristes sires ! s’emporta l’homme à la cape. Allez, venez, j’entends déjà le public qui nous réclame. Le travail n’attend pas.
Il fit volte-face dans un mouvement plein d’élégance, très théâtral, puis il se dirigea vers les deux camions stationnés un peu plus loin. Le géant et le nain se regardèrent et lui emboîtèrent le pas sans enthousiasme.
Une femme attendait au volant de l’un des camions. Elle laissait chauffer le moteur, un bras couvert de tatouages passé à l’extérieur, par la vitre ouverte. Elle était belle mais aussi un peu effrayante, avec ses lèvres rouge sang et ses yeux perçants, fardés de noir. Un cigare à demi consumé dépassait de son sourire carnassier.
L’homme en noir contourna le véhicule et tapota le capot vibrant avant de prendre place côté passager.
– On y va, dit-il.
Ses deux acolytes montèrent dans le second camion et ils démarrèrent sans plus tarder.
– Des forains ! Des forains !
En quelques instants, l’agitation s’était répandue dans le campement, pareille à un feu de broussailles.
– Ils ont un ours ! cria quelqu’un. Un grizzly !
Theodore Gentliz arrêta de tirer de l’eau à la pompe. Le seau que son père l’avait envoyé remplir était presque plein. Il se dressa sur la pointe de ses godillots pour essayer de distinguer quelque chose, mais l’attroupement formé autour des nouveaux venus était trop compact. Beaucoup d’enfants se pressaient parmi les curieux. Ils piaillaient à qui mieux mieux en sautillant sur place. À quinze ans bien sonnés, Teddy avait passé l’âge d’être excité comme une puce par l’arrivée d’un cirque. Il sentit néanmoins quelque chose frissonner en lui.
Extraits
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