#Bande dessinée jeunesse

Star-crossed lovers

Mikaël Ollivier, Mikaël Ollivier

Une usine qui ferme, une grève qui éclate, une ville qui s'embrase, et deux adolescents qui s'aiment d'autant plus passionnément que tout et tous semblent vouloir les séparer. Ce n'est pas pour rien que le titre de ce roman est emprunté au Roméo et Juliette de Shakespeare. Car Guillaume, le fils du patron de l'usine, et Clara, la fille de son délégué syndical, sont aussi, à leur manière, des " star-crossed lovers ", des amants maudits par les étoiles.
Prix du roman miroir 2003

Par Mikaël Ollivier, Mikaël Ollivier
Chez Editions Gallimard

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Romans, témoignages & Co

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From forth the fatal loins of these two foes
A pair of star-crossed lovers take their life.


Roméo et Juliette
William Shakespeare


« Des entrailles fatales de ces deux ennemis
Deux amants, maudits par les étoiles, prennent vie. »

 

1

 


Ça nous est tombé dessus sans prévenir.
C’était mes dix-sept ans, et papa et maman avaient pris leur journée en RTT. Avec mes trois sœurs, Laura, Alicia et Jessica, on décorait la salle à manger de papier crépon découpé en guirlandes. Cette habitude datait de mon enfance, mais on l’avait gardée même si on était devenues grandes. Enfin si j’étais devenue grande… parce que Laura n’avait que quatorze ans, Alicia treize, et Jess huit. Chez nous, les anniversaires, les fêtes, Noël, tout ça, c’était sacré. Ma grand-mère paternelle disait toujours : « La vie c’t’une telle garce qu’il faut lui faire les poches du peu d’bon temps qu’elle a d’réserve ! » Faut dire que ma grand-mère, elle avait pas dû rigoler souvent, dans son minuscule deux pièces-cuisine, avec ses cinq enfants et seulement le salaire de son mari qui rentrait chaque jour un peu plus fatigué et de mauvaise humeur de l’usine. Au moins, nous sept (papi vivait à la maison depuis la mort de mamie) on avait à notre disposition les 110 m2 du pavillon modèle Colorado que mes parents auraient fini de rembourser cinq ans après leur retraite.
Bien sûr, j’avais prévu de célébrer mon anniversaire avec la bande le samedi suivant, mais, en attendant, ce mercredi-là, on se préparait à faire la fête en famille, et une douce odeur de gâteau au chocolat s’échappait de la cuisine. Pépé et mémé, les parents de maman, étaient arrivés les premiers, à 18 heures, quelques minutes avant mon oncle Patrick qui était venu directement de l’usine puisque Sophie, sa femme, ne pouvait pas se joindre à nous. Ma tante Marie est arrivée ensuite, puis mon oncle Pierre avec sa femme Aline, et enfin tonton Jacques.
À la forme du paquet habilement caché depuis une semaine dans le placard sous l’escalier, j’avais deviné ce qu’était mon cadeau, et je ne tenais plus en place tellement ça me démangeait de l’ouvrir. La maison résonnait des voix et des rires de toute la famille, et on a bien failli ne pas entendre le téléphone sonner. C’est papa qui a décroché, et maman qui, la première, a compris que quelque chose de grave se passait. Quand j’ai vu sa tête s’allonger subitement, je me suis tue, et ainsi, un par un, comme gagnés par un virus, on a arrêté de parler, si bien que la voix de papa a sonné bizarrement dans le silence :
– C’est pas possible…
Il avait le téléphone à l’oreille et écoutait, assommé, ce que lui disait son correspondant dont on n’entendait qu’un lointain gazouillis qui faisait l’effet d’une voix de dessin animé.
Quand il a raccroché, papa est resté quelques secondes sans rien dire, a croisé nos regards braqués sur lui dans l’attente de la nouvelle. Enfin, il a avalé sa salive et a dit :
– C’était Bernard… L’usine va fermer.
On s’est tous sentis plus lourds d’un coup, comme si la pression atmosphérique avait subitement augmenté. L’usine. Là où depuis toujours, nos voisins, amis, cousins, oncles, parents et grands-parents, avaient travaillé et travaillaient encore. C’était pas croyable. On n’aurait pas été plus surpris d’apprendre que les extraterrestres avaient débarqué sur Terre. Et pour bien montrer qu’il n’avait pas perdu la boule, papa a ajouté :
– C’est dans le journal du soir.
Pas la peine de préciser que ma petite fête était gâchée. France 3 Régions nous a confirmé la nouvelle, et Bernard est arrivé un quart d’heure plus tard, très vite suivi par Christian, puis Jean, Paul, Mario, Yves et Ahmed ; tous métallos, et le noyau dur du syndicat dont papa était le délégué. Ça faisait bizarre de les voir parler de choses si graves sous nos guirlandes en crépon. La maison était pleine à craquer et il commençait à y faire sacrément chaud. Les collègues de papa avaient les visages sombres et les voix graves, et, petit à petit, l’abattement se transformait en colère. Ils n’avaient pas été prévenus… ça ne se passerait pas comme ça… ils allaient voir ce qu’ils allaient voir… Ça sentait la veillée d’armes, et à la fin du journal de 20 heures, qui n’avait pas parlé de nous, papa s’est levé :
– Bon ! Les gars ! On peut rien faire ce soir… et puis c’est l’anniversaire de Clara.
En partant, ils m’ont embrassée l’un après l’autre, tellement joyeux qu’on aurait cru des condoléances à la fin d’un enterrement.
Quand on s’est retrouvés seuls en famille, on a bien mis cinq minutes avant d’arriver à faire semblant de reprendre le cours normal de la fête. Papa a fini par laisser le téléphone décroché pour ne plus être obligé de répondre à tous les collègues chez qui la nouvelle se répandait. Pour la même raison, mon oncle Patrick a coupé son portable après avoir prévenu Sophie.
C’était bien un ordinateur qui était caché sous l’escalier, mais, du coup, un cadeau si génial avait l’air obscène, et j’ai senti des larmes me monter aux yeux en déchirant le papier d’emballage. Pendant combien de mois mes parents allaient-ils devoir rembourser mes dix-sept ans ? Et sans l’usine, le pourraient-ils seulement ? Un souvenir d’enfance m’est soudain revenu, une conversation entre mes parents, juste avant qu’on parte du HLM dans lequel j’ai vécu jusqu’à l’âge de six ans. Assis dans la cuisine, mes parents regardaient des papiers de la banque et les plans de notre future maison.
– Ça fait beaucoup, quand même, a dit maman… Et si il y a un problème au travail ?
– Il faut bien vivre, non ? avait répondu papa en haussant les épaules d’un air d’impuissance.
Il fallait bien vivre, et nous avions toujours bien vécu, sans jamais manquer de rien. Mais, ce soir-là, le jour de mes dix-sept ans, je comprenais enfin que ce bonheur que nos parents nous avaient offert à mes sœurs et à moi était une prise de risque, un souci permanent, un pari qui était loin d’être gagné.
On a mangé presque sans rien dire le rôti de bœuf un peu trop cuit à cause « des événements ». Même Jess, pour la première fois de sa vie, ne nous a pas soûlés de paroles, comprenant elle aussi que c’était vraiment pas le moment de la ramener. Après le gâteau au chocolat un peu cramé, papi a levé la tête pour regarder un cadre au mur. C’était celui de son diplôme qui certifiait qu’il avait travaillé quarante et un ans dans la même usine, celle dont on venait d’apprendre la prochaine fermeture.
– Ça s’rait pas passé comme ça, du temps du vieux Fouconnier ! il a dit de sa voix un peu tremblante.
Mais justement, les temps avaient changé.

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06/04/2023 176 pages 6,80 €
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