Vue de loin, une femme se détache de l’obscurité. Sait-on d’ailleurs que c’est une femme, on est si loin. Sur fond d’éboulement, une minuscule figure blanche, à peine un point sur l’immensité sombre, progresse lentement et sans heurts à travers les décombres accumulés qui la surplombent, à travers les pans énormes coupés d’excavations, de dépressions pierreuses, de biais terreux près d’être défoncés par les camions. On suit en plan très large cette miniature diaphane qui se déplace avec insistance sur l’horizon bouché. Et parfois, la poussière absorbe et dissout la figure qui chemine obstinément, irradie un instant puis ne fait plus qu’une tache floue, presque indistincte, rendue transparente comme un trou lumineux dans l’image, un point aveugle sur le paysage détruit. Oui, c’est une femme.
Auparavant on l’a vu assise à l’arrière d’un autobus vide, regardant au-dehors mais ne regardant rien, et on a entendu, répété deux fois, presque jeté, son nom, Wanda, Wanda, c’est une voix d’homme lançant par-dessus l’histoire une interrogation sourde, anxieuse, la seule fois qu’il prononce son nom.
On est entré dans la maison, on a vu quelques pièces mal meublées, des objets traînant ici et là, une vieille femme assise au fond, un chapelet entre les mains, le visage jauni par une lumière pâle et poussiéreuse, le regard dur posé sur une très ancienne absence. On recule un peu, un enfant tourne autour d’elle. On recule encore, on voit le dos d’une femme en chemise, les cheveux relevés en désordre, les épaules lasses, on pense que c’est elle, l’héroïne. On s’éloigne, on fixe un bébé qui pleure sur un lit. On glisse dans la cuisine mal éclairée, elle a pris l’enfant dans ses bras, on se demande où elle va trouver du lait, ses gestes sont lents, elle soupire, ouvre le frigidaire, déplace quelques ustensiles, cherche vaguement à calmer les cris. Un homme surgit, le père sans doute, il passe et fuit en maugréant, on le suit, la porte claque, et dans un même mouvement on découvre un corps étendu recouvert d’un drap, une blonde d’une trentaine d’année émerge lentement, bigoudis et canettes vides au pied du divan, elle s’assoit, encore défaite par le sommeil, il m’en veut parce que je suis ici, elle regarde par la fenêtre, l’horizon est bouché jusqu’au ciel, les camions manœuvrent dans la poussière. C’est elle, c’est Wanda.
L’histoire de cette femme est racontée par l’actrice et cinéaste américaine Barbara Loden, dans un film de 1970, Wanda, le seul qu’elle ait jamais réalisé et dont elle est l’interprète. Barbara Loden est Wanda, comme on dit au cinéma. Pour écrire le scénario, elle était partie d’un fait divers lu dans les journaux de l’époque. Une femme avait été condamnée pour l’attaque d’une banque, son complice était mort, elle avait comparu seule devant le tribunal. Condamnée à vingt ans de prison, elle avait remercié le juge. Lorsque Barbara a été interrogée par des journalistes à la sortie de son film, notamment après avoir gagné le Prix de la critique au Festival de Venise en 1971, elle a souvent dit combien elle avait été bouleversée par le récit de cette femme : quelle douleur, quelle impossibilité de vivre, peut-elle vous conduire à désirer l’enfermement ? comment peut-on être soulagée d’être incarcérée ?
Extraits
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