La mort
Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé.
Albert Einstein
Au collège1, sans prétention, j’ai une sacrée réputation : ils disent tous que je suis une salope.
Même pas eu besoin de campagne électorale ; de sillonner les rues de Genève, des tracts plein les bras. Très peu pour moi les poignées de mains et les sourires forcés, les discours enflammés. J’ai récolté tous les suffrages, et je n’ai même pas eu à lever le petit doigt…
De nos jours, le bouche à oreille, c’est ce qui fonctionne le mieux. Mon prénom est une marque. Ma vie ? Un buzz permanent.
Je suis si populaire que j’ai même droit à mon propre groupe sur Facebook : Si toi aussi tu penses que Tarja est une salope.
On m’a canonisée parce que je ne suis pas vierge.
Les murs de mon collège sont barbouillés de noms d’oiseaux :
Tarja est une pute. Mon animal de compagnie préféré est Tarja. Tarja = Salope.
Les murs de mon collège sont barbouillés de noms d’oiseaux :
Eperonnier, Kiwi, Cacatoès, Sterne royale, Colibri, Merle bleu, Fauvette.
Je les traduis dans mon langage secret, les passe au filtre de ma pensée magique. Pour pouvoir y retourner, tous les jours de ma vie, dans ce foutu collège, et tenter de marcher droit.
Pourtant, je n’ai d’oiseau que le nom, et aucune aile pour m’envoler. Mon estomac aussi est barbouillé, un aigle est en train d’y pousser : j’aimerais qu’il se déploie, arrache les crânes de mes camarades de classe, et les envoie valser. A la mort, à l’oubli.
Mais j’aurai beau me rebeller, croiser le fer, devenir nonne ou continuer à m’envoyer en l’air : je sais que ces inscriptions sur les murs de mon collège me survivront. Pour tous, je demeurerai Tarja, la pétasse de 16 ans qui, après avoir couché avec la moitié du collège, est passée à la vitesse supérieure et s’est fait sauter par son professeur de Lettres.
Sur les murs, l’amour ne se voit pas.
Ils peuvent bien penser ce qu’ils veulent, sortir leur dictionnaire des synonymes et me traiter de putain, traînée, Marie couche-toi là ; ils peuvent bien le faire sous tous les angles, dans toutes les positions, je m’en fous.
Car moi, Tarja Brunner, j’aime Bastien C. A la folie. Et même s’il m’a dit que ce n’est plus possible entre nous, qu’il n’a pas le choix, et qu’il en crève, je sais qu’il reviendra.
Avec lui, j’ai tant découvert : les mots de Louis-René des Forêts, Blaise Cendrars et Charlotte Delbo, la voix mélancolique de Mark Kozelek et celle, éternelle, de Johnny Cash, les arpèges magiques d’Elliott Smith et Le Réveil des oiseaux d’Olivier Messiaen.
Sur cette feuille vierge qu’était ma vie il y a encore quelques mois, il a pressé tous les citrons du monde pour que se révèle enfin l’amour. Qu’importe, à présent, qu’ils coulent encore, douleur impossible sur mes plaies ouvertes ; qu’importe puisque ce n’était pas un rêve, entre nous ; puisque c’était pour de vrai.
Extraits
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