#Essais

Tibet. Vers la terre interdite

Chantal Edel

Le voyage au Tibet a toujours été une aventure spirituelle autant qu'une découverte géographique. Qu'ils aient été marchands. missionnaires, explorateurs. espions. prisonniers évadés, ceux qui sont entrés dans "ce vaste pays au sommet du monde" ont tous été frappés par l'omniprésence du sacré dans les hautes vallées de l'Himalaya. Aucun n'en est revenu indemne : certains y sont morts, pour n'avoir pas fait demi-tour à temps. Aussi les souvenirs d'aventures vécues ici réunis entraînent-ils le lecteur vers un ailleurs immatériel en même temps que sur les sentiers du mont Kailash.

Par Chantal Edel
Chez Presses de la Cité

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Genre

Récits de voyage

Préface

 

 

 

Les parapets du monde

 

Le Tibet n’est pas une terre comme les autres. Avec la Patagonie, les toundras subarctiques et les steppes eurasiennes, il appartient à la géographie de la désolation qui obsède les âmes mélancoliques. Les voyageurs et, parmi eux, même les esprits les plus rationnels, sont frappés par la puissance magnétique que dégagent les hauts plateaux du Royaume des Neiges.

On n’a pas assez étudié le rapport entre la position géographique d’une région et sa charge mantique. C’est-à-dire l’ensemble des causes naturelles qui confèrent à un lieu une énergie et une valeur symbolique. Or, les forces de la Nature se sont liguées pour faire du Tibet un territoire exceptionnel, tenant à la fois du bastion féodal et du temple mythique.

Elles ont d’abord exondé le socle d’une mer originelle, la mer de Téthys, et l’ont propulsé à cinq mille mètres de haut. Là où les poissons valsaient dans les temps immémoriaux, les yacks paissent à présent. Ensuite, des Titans nommés tectonique, érosion et climatologie ont bâti autour du  pays un rempart fantastique. Au sud : la herse himalayenne avec ses pointes de huit mille mètres. Seules les oies sauvages de Sibérie sur la route des Indes, une poignée d’alpinistes égarés sur les sentiers de la gloire et quelques divinités tutélaires croisent à ces altitudes. À l’est, les topographies du Kham et du Yunnan développent des massifs labyrinthiques balafrés de gorges où même la puissante administration des Han s’est épuisée. Les fleuves de l’Asie extrême – Salouen, Mékong et Yang-Tsé-Kiang – ont entaillé l’écorce de trois coups de griffes parallèles. Au nord et à l’ouest, des glacis stériles, des déserts immenses et des plateaux rabotés par les vents, se fondent dans les horizons et même l’horizon finit par se dissoudre dans le ciel. Voilà pour les fortifications de la citadelle. Redisons-le : il ne s’agit pas tant d’un pays que d’une place forte, d’une citadelle venue du fond des âges, surgie du fond des eaux et servant aujourd’hui de toit au monde.

Les remparts sont destinés à protéger les citadelles, et les citadelles à protéger des trésors. Le trésor du Tibet, c’est Lhassa, la haute capitale qui, elle-même, abrite le Potala, siège sacré du dalaï-lama, châsse de pierre blanche hérissée d’oriflammes. C’est ici que pendant des siècles, à l’abri des regards européens, s’est épanoui le lamaïsme tibétain, mélange de superstitions chamaniques venues de la lointaine religion du bön et de la doxa bouddhique répandue du berceau indo-népalais.

Voilà pour le décor. Il était important de le dresser car c’est lui qui va servir de toile de fond à l’un des épisodes historiques les plus fascinants du XIXe siècle. Alors que la Couronne anglaise et l’Aigle russe se disputent le contrôle de la Haute Asie, des dizaines de voyageurs, d’explorateurs, de géographes et de militaires européens tentent de pénétrer à l’intérieur du Royaume des Neiges et d’en atteindre la capitale. Ils se livrent en vain à une « course à Lhassa ». En plus des conditions naturelles dantesques, un obstacle se dresse sur la route de ces intrépides : l’administration. Lamas tibétains soucieux de maintenir leurs prérogatives théocratiques, mandarins chinois maîtres de l’Empire du Milieu et désireux de le rester s’attachent à interdire l’accès du Tibet. Les voyageurs apprennent que les nœuds de l’hydre politique sont plus difficiles à franchir que les défenses tectoniques ! Les moines des lamaseries ne veulent pas que des corps étrangers s’approchent du cœur de leur civilisation : Lhassa. Les Anglais finissent par remporter la lutte en trichant : ils pénètrent dans la sainte capitale en 1904 à la tête d’un corps expéditionnaire qui laisse dans son sillage des centaines de cadavres tibétains. Jusqu’alors, ce tournoi européen avait été l’affaire d’espions ingénieux et d’aventuriers fantasques. Les Anglais, eux, passent en force.

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14/02/2013 999 pages 28,00 €
Scannez le code barre 9782258098381
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