#Roman étranger

Tout ce que je suis

Anna Funder

Avec l’avènement du Troisième Reich, l’existence insouciante de quatre jeunes Berlinois bascule. Persécutés, ils s’exilent en Angleterre. Depuis Londres, ils tentent d’alerter le monde, désespérément aveugle, sur la terrible menace que représentent Hitler et le régime nazi. Inspiré d’une histoire vraie, Tout ce que je suis met en lumière la destinée héroïque et tragique de ce petit groupe de militants qui organisèrent au péril de leur vie une résistance acharnée contre la cruauté indicible. Un extraordinaire roman où amour et aveuglement se confondent dans un ballet d’ombres.

Par Anna Funder
Chez Editions Héloïse d'Ormesson

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Genre

Littérature étrangère

Quand Hitler arriva au pouvoir, j'étais dans mon bain. Notre appartement donnait sur le Schiffbauerdamm, le long de la rivière, en plein cœur de Berlin. De nos fenêtres, on voyait le dôme du Parlement. Hans avait monté le volume de la TSF du salon pour l'entendre depuis la cuisine, mais seules des clameurs me parvenaient, par vagues, comme lors d'un match de football. On était lundi après-midi.
Hans pressait des citrons verts et préparait du sirop de sucre avec l'application d'un chimiste, surveillant le sucre pour qu'il ne caramélise pas. Ce matin-là, il avait acheté au KaDeWe un pilon à cocktail importé d'Amérique latine. La vendeuse avait souligné ses lèvres d'un trait de crayon violet. Je me moquai de nous, un peu gênée de dépenser pour cette babiole, un vulgaire bout de bois à la tête arrondie, probablement autant que ce que cette fille gagnait en une journée.
- C'est de la folie, un ustensile rien que pour les mojitos ! Hans me passa le bras autour des épaules et m'embrassa sur le front.
- Pas du tout.
Il lança un clin d'œil à la fille, qui emballait soigneusement la chose dans du papier doré sans perdre une miette de la conversation.
- On appelle ça la ci-vi-li-sa-tion.
L'espace d'un instant, je vis Hans dans ses yeux à elle : un homme magnifique, les cheveux lissés en arrière, un regard bleu de Prusse, un nez parfaitement droit. Un homme qui avait dû combattre dans les tranchées pour son pays et qui, désormais, méritait les petits plaisirs que la vie pouvait lui offrir, sans excep­tion. La fille respirait par la bouche. Ah ! avec un homme pareil, la vie devait être belle dans ses moindres détails, jusqu'au pilon à citrons verts importé d'Amérique latine.
Nous passâmes l'après-midi au lit, et venions tout juste de nous lever pour la soirée quand l'émission commença. Entre deux acclamations, j'entendais Hans pilonner les zestes, à la cadence du sang dans ses artères. Mon corps flottait, repu.
Il s'encadra dans la porte de la salle de bains, une mèche en plein visage, ne sachant que faire de ses mains humides.
- Ça y est, Hindenburg l'a fait. Ils ont formé une coalition et c'est lui, lui plutôt que tous les autres, qu'ils ont désigné. Hitler est chancelier !
Il retraversa le couloir en courant pour écouter la suite.
C'était tellement invraisemblable. Attrapant mon peignoir au vol, je le rejoignis au salon en semant tout un sillage de gouttes. La voix du présentateur tremblait d'excitation. "On nous dit que le nouveau chancelier va faire une apparition cet après-midi, qu'il est là, à l'intérieur, en ce moment même ! La foule attend. Quelques flocons commencent à tomber, mais personne ne fait mine de partir..." Le martèlement des slogans montait de la rue, et derrière moi, la TSF en précisait les mots. "Le Chan-ce-lier ! Le Chan-ce-lier !" Le présentateur reprit : "... la porte du balcon s'ouvre - non, attendez - il s'agit d'un employé - mais, si! Il installe un microphone sur la balustrade... Entendez-vous la foule?..."
J'allai à la fenêtre. Toute l'aile sud de l'appartement formait une enfilade arrondie de fenêtres à double vantail, donnant sur la Spree. J'en ouvris une : l'air s'engouffra, glacial et coupant, chargé de clameurs. Je regardai le dôme du Reichstag. Le tumulte venait de la Chancellerie, derrière l'édifice.
- Ruth ? dit Hans, au milieu de la pièce. Il neige !
- J'ai envie d'entendre ça de mes oreilles.
Il vint dans mon dos et je plaquai ses mains poisseuses de citron sur mon ventre. Quelques flocons virevoltaient en éclaireurs sous nos yeux, révélant d'invisibles tourbillons aériens. Des projecteurs caressaient le flanc des nuages. Au-dessous de nous, des bruits de pas : quatre hommes passèrent en courant dans la rue, brandissant leurs torches dans un sillage enflammé. Je reconnus l'odeur du pétrole.
"Le-Chan-ce-lier!" Incantations de la foule implorant son salut. Sur le buffet, la radio reprenait le slogan dans un écho métallique, avec trois secondes de décalage.
Puis roula un tonnerre d'acclamations. La voix de leur chef, mugissante. "La tâche qui nous avons à résoudre. Est la plus dure qui se soit imposée. De mémoire d'homme, à des chefs d'État allemands. Chaque classe de la société et chaque individu doit apporter son aide. Pour créer. Le nouveau Reich. L'Allemagne ne doit pas sombrer, et l'Allemagne ne sombrera pas, dans le chaos du communisme."
- Ça, c'est sûr, commentai-je, la joue sur l'épaule de Hans. Nous sombrerons avec ce sain esprit germanique et la discipline qui nous caractérisent.
- Nous ne sombrerons pas, Ruthie, me murmura-t-il à l'oreille. Hitler ne pourra rien faire. Les nationalistes et le gouver­nement ne lâcheront pas : ils ont simplement besoin d'un pantin.
De jeunes hommes se rassemblaient dans les rues alentour, dont beaucoup en uniforme : brun pour les SA, les troupes du parti, noir pour les SS, la garde rapprochée de Hitler. D'autres, simples partisans, portaient une tenue de ville, avec un brassard noir. Quelques-uns l'avaient fabriqué eux-mêmes, avec un svas­tika à l'envers. Ils brandissaient des drapeaux et chantaient "Deutschland, Deutschland ùber alles". J'entendis crier "La Répu­blique c'est de la merde", et reconnus à l'intonation ce vieux quolibet de récré - "Coupe à la Juive sa jupe en deux/La jupe est déchirée/Et la Juive a chié". L'air dansait dans les volutes de pétrole. De l'autre côté de la rue, se montait un stand où ces jeunes garçons pourraient échanger leur torche vacillante contre une autre, fraîchement embrasée.
Hans regagna la cuisine, mais je n'arrivai pas à me déta­cher de la scène. Une demi-heure plus tard, les mêmes brassards improvisés revinrent au stand.
- Ils leur font faire des rondes ! Pour qu'ils aient l'air plus nombreux !
- Allez, rentre, me lança Hans depuis la cuisine.
- Tu le crois, ça ?
- Franchement, Ruthie - il était appuyé contre le montant de porte, le sourire aux lèvres. En restant là, tu ne fais que les encourager.
- J'arrive.
J'allai dans le placard de l'entrée, que j'avais transformé en chambre noire. Dans un coin, j'y rangeais encore quelques balais, des skis, une bannière de l'université. Je saisis le drapeau rouge du mouvement ouvrier et en ressortis.
- Tu n'es pas sérieuse, là ?
Me voyant dérouler le drapeau, Hans se prit le visage dans les mains, l'air faussement épouvanté.
Je l'accrochai à la fenêtre. Ce n'était qu'un petit drapeau.


RUTH

- Je crains que les nouvelles ne soient pas totalement rassu­rantes, madame Becker.
Une clinique privée chic de Bondi Junction, vue sur le port. Le professeur Melnikoff a les cheveux argentés, des lunettes en demi-lune, une cravate en soie bleu ciel et de longues mains croi­sées sur son bureau. Ses deux pouces se frottent sèchement l'un contre l'autre. Cet homme a-t-il reçu la formation nécessaire pour prendre en charge l'individu situé autour de l'organe qui l'intéresse, en l'occurrence mon cerveau ? Probablement pas. Tout calme qu'il est, Melnikoff doit parfaitement s'accommoder du grand cercueil blanc à résonance magnétique placé entre le patient et lui.
Et il a sondé les entrailles de mon esprit : il s'apprête à me le décrire sous toutes ses coutures : forme, poids et sournoises trahisons en prime. La semaine dernière, ils m'ont introduite dans l'appareil IRM, à l'horizontale, vêtue d'une de ces verdammten blouses ouvertes dans le dos - spécialement conçues pour rappeler à tout un chacun la fragilité de la dignité humaine, garantir le respect de la procédure et prévenir toute tentative d'évasion de dernière minute. De forts tambourinements ont ponctué le passage des rayons à travers mon crâne. J'avais gardé ma perruque.
- C'est docteur Becker, en fait, précisé-je.
En dehors de l'école, je n'ai jamais fait état de mon titre. Mais avec l'âge, j'ai découvert que cette modestie ne me valait rien et, il y a dix ans, j'ai décidé que je n'aimais pas être traitée en vieille femme : j'ai donc renoué avec les honneurs, farouchement et sys­tématiquement. Et après tout, je ne suis pas là pour être rassurée. Je veux savoir.
Melnikoff sourit, se lève et fixe les radios de mon cerveau, des tranches de moi en noir et blanc, suspendues à un tableau lumi­neux. Tiens, au mur, un authentique Miro - pas une copie. Le système de santé est public depuis bien longtemps ici, et il a encore les moyens de s'offrir ce genre de choses ? Ben voyons, il ne faut pas s'en faire, n'est-ce pas ?
- Bien, docteur Becker, ces zones bleutées dénotent les pré­mices de plaques.
- Je suis docteur es lettres. En anglais. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
- Vous ne vous en sortez vraiment pas mal. Pour votre âge. Je compose la mine la plus impassible qui soit. Un neurologue devrait le savoir, quand même : ce n'est pas parce qu'on est vieux que l'on se réjouit de maigres consolations. Je me sens encore assez lucide - assez jeune - pour assumer une perte en tant que telle. Cela étant, rien ni personne n'a pour l'heure réussi à me tuer.
Melnikoff soutient mon regard avec douceur, les mains jointes du bout des doigts. Il y a comme une patience feutrée dans sa façon de me traiter. Serait-ce qu'il m'aime bien ? Cette éventualité me cause un léger choc.
- On constate un début d'accumulation de déficits : aphasie, dégradation de la mémoire à court terme, peut-être de certains mécanismes de l'orientation spatiale, d'après l'emplacement des plaques.
Il pointe des zones floues sur le lobe frontal de mon cerveau.
- Éventuellement des répercussions sur votre vue, mais pas forcément, à ce stade.
Sur son bureau, un calendrier perpétuel, vestige d'un temps où les jours se dévidaient à l'infini. Derrière lui, la baie tremblote et scintille, immense poumon de Sydney.
- En fait, professeur, il y a plutôt plus de choses qui me revien­nent ces temps-ci.
Il ôte ses demi-lunes. Dans ses petits yeux humides, l'iris semble flotter en surimpression sur le blanc. Il est plus âgé que je ne le pensais.
- Vraiment ?
- Des choses du passé, oui. Comme si c'était hier.
Une odeur de pétrole, reconnaissable entre mille. Non, cela ne se peut pas.
Melnikoff m'observe, le menton entre le pouce et l'index.
- Il y a peut-être une explication clinique à cela. Certains travaux laissent penser qu'alors même que la mémoire à court terme se détériore, des souvenirs anciens peuvent resurgir avec plus de netteté. Il arrive aussi que des individus sur le point de perdre la vue vivent d'intenses épiphénomènes. Mais ce ne sont là que des hypothèses, rien de plus.
- Vous ne pouvez donc pas m'aider. Il me resert son sourire poli.
- Avez-vous besoin d'aide ?
Je prends congé, non sans un rendez-vous en février 2002, dans six mois. Ils font attention à ne pas trop les rapprocher, pour ne pas nous déprimer, nous les vieux, mais attention, ils ne les espacent pas trop non plus.
J'attrape le bus pour mon cours d'aquagym. C'est un bus dont l'avant s'abaisse jusqu'au sol pour les éclopés dans mon genre. Il me conduit des tours hospitalières roses de Bondi Junction jusqu'au centre-ville en longeant le port, en contrebas. Dehors, une per­ruche s'offre un petit festin dans les branches d'un flamboyant, des baskets dansent, suspendues à un fil électrique. Au loin, la terre se plisse et les collines dévalent pour embrasser cette baie aussi vibrante qu'indolente.
Sur le point de perdre la vue. J'avais de très bons yeux autrefois. Mais de là à dire ce que j'ai vu, c'est une autre affaire. Si j'en crois mon expérience, on peut tout à fait regarder un événement se produire, et ne rien voir du tout.
Le cours d'aquagym a lieu dans une piscine flambant neuve du centre. Comme bien des choses, l'aquagym ne marche que si l'on y croit.
L'eau est tiède, la température réglée au degré près pour ne pas indisposer les diabétiques et les cardiaques du groupe. Je porte moi-même un patch que je change tous les jours : il stimule élec­triquement mon cœur dès qu'il flanche. Après plusieurs expé­riences où j'ai discrètement bravé la mort, je sais maintenant qu'il résiste à l'eau.
Aujourd'hui, nous sommes sept, quatre femmes et trois hommes. Tels des navires au lancement, deux hommes en fauteuil se font pousser dans l'eau via une rampe. Leurs assistants gravitent en orbite autour d'eux, les roues des engins patinent dans l'eau. Je me tiens à l'arrière du groupe, derrière une femme dont l'antique bonnet de bain jaune se hérisse de stupéfiantes fleurs de caoutchouc. Nous levons docilement les mains. La chair de nos bras tremblote. Ainsi donc, le corps vieillissant prend de l'avance sur la décomposition, comme s'il flétrissait en silence à l'abri de son enveloppe.
- On lève les bras au-dessus de la tête - on inspire - on des­cend les bras - on expire - maintenant on pousse et on les tend vers l'arrière - INSPIREZ!
Manifestement, il faut nous faire penser à respirer.
La monitrice au bord de la piscine porte une couronne de cheveux blancs en épis et un micro lui barre la bouche. Nous la regardons comme une miraculée. Elle est agréable, respectueuse, mais se fait à n'en pas douter la messagère d'une nouvelle un peu tardive, en ce qui nous concerne : le bien-être physique conduit à la vie éternelle.
Je m'efforce de croire en l'aquagym, même si Dieu m'est témoin que je n'ai pas réussi à croire en Lui. Quand j'étais petite, pendant la Première Guerre mondiale, à la synagogue, mon frère Oskar avait pris l'habitude de cacher un roman (L'Idiot, ou Les Buddenbrook) sous son livre de prières pour que Père ne remarque rien. J'avais moi-même fini par déclarer, avec tout l'aplomb qu'on peut avoir à treize ans, "L'amour contraint est une offense à Dieu", et j'avais refusé d'y retourner.
À y repenser, je plaidais alors déjà ma cause en Ses termes à Lui : comment offenser quelque chose qui n'existe pas ?

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trad. Julie Marcot, Caroline Mathieu
18/04/2013 491 pages 23,00 €
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