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Littérature française
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À Élodie, Christophe et mes parents,
ainsi qu’à ma regrettée grand-mère
« Les hommes sont seuls coupables : on leur avait donné le paradis ; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant qu’ils seraient malheureux ; ils ne méritent donc aucune pitié. »
Fiodor DOSTOÏEVSKI,
Les Frères Karamazov, 1880
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La rivière serpentait là. Entre les troncs et les branches entortillés, au pied de buttes humides parsemées de quelques touffes d’herbe et de mousses. C’était ici, en septembre de cette année 1856, à l’ombre des arbres qui ployaient douloureusement au-dessus des eaux, qu’on avait trouvé la fille, étendue sur une de ces berges sauvages façonnées par les crues de l’hiver.
Elle avait en vérité été aperçue bien en amont, à l’aube, quand un paysan occupé à ramasser du bois mort s’était avisé de le faire au sommet d’un ravin de quatre mètres de hauteur surplombant la rivière. Il avait alors vu passer le corps de la fille, allongée sur le dos, semblant glisser sur l’eau comme un fantôme. Ses bras le long du corps, ses cheveux tournoyant autour de son visage, sa robe blanche flottant doucement au gré du courant, les paupières closes, elle était paisiblement passée devant les yeux du paysan. Paisiblement, car elle paraissait dormir.
Cette vision était si étrange que le paysan pensa longtemps avoir rêvé. Tout se confondait dans un épais brouillard. Mais une chose lui fut toujours certaine : il s’agissait d’une très jeune fille, et son visage serein était d’une grande beauté.
Quand elle fut ramenée à Laudérac, petit bourg situé sur la commune, et que le médecin se fut penché sur elle, il en tira la conclusion qu’elle ne devait être âgée que de onze ou douze ans.
Dans un premier temps, comme personne ne la connaissait dans le village, on ne put l’identifier. Même la cause de sa mort était incertaine. L’eau était entrée jusque dans ses poumons, mais une plaie suspecte, apparemment faite par une arme à feu, avait également été découverte sur la poitrine de la jeune fille. On se dépêcha de faire venir les gendarmes. On interrogea le paysan qui l’avait aperçue le premier, on se rendit sur place, on inspecta, on ne trouva rien. On chercha l’identité de la jeune fille, et très vite l’enquête s’orienta vers une maison de Lavernes, village voisin distant de dix kilomètres en amont. Elle était vide de toute présence humaine lorsque les gendarmes s’y rendirent, mais l’on apprit qu’un certain Joseph Roubaud y vivait avec sa fille Ophélie, et qu’ils n’y avaient plus été vus depuis maintenant une semaine. On fit confirmer par les voisins que la petite noyée était bien Ophélie Roubaud, et ce constat établi, on se mit à chercher le père. De l’avis de tout le monde, cela n’allait guère présenter de difficultés : Joseph Roubaud ayant un pied-bot, il n’avait aucune chance d’échapper aux autorités.
Mais comme il ne reparut pas, l’enquête s’orienta sur lui. Les gens comprirent qu’on le soupçonnait d’avoir assassiné sa fille, et il se répandit dès lors dans le village un puissant sentiment d’incrédulité. Comment cet homme, veuf depuis la naissance de sa fille, infirme et déjà vieux, incapable de porter un seau rempli d’eau, pouvait bien avoir perpétré une telle horreur ? Et même si tout le monde pouvait attester qu’il était plutôt farouche et peu attrayant dans son caractère, il n’avait pas l’étoffe d’un assassin. Quant à sa fille, elle était le joyau de son père, la seule preuve, disait-on, que son infirmité pouvait être dépassée. Ainsi, même les gendarmes en vinrent à douter de sa culpabilité. Il n’y avait d’ailleurs pas grand-chose à dire de son existence, si ce n’est qu’il était né en Vendée, en janvier 1786, qu’il s’était installé à Lavernes avec son père une dizaine d’années plus tard, qu’il était infirme de naissance et que personne, à l’exception d’une pauvre femme au cœur trop grand pour ses maigres forces, n’avait jamais voulu de lui. Alors qu’il avançait en âge, il avait eu Ophélie de cette femme, engendrant une belle petite fille, mais avait aussitôt payé ce cadeau de la vie par la disparition de sa femme. Ainsi, l’amour s’était déplacé. Du cœur de la mère, il était venu colorer les joues de l’enfant, et briller insouciant dans ses yeux et ses cheveux. C’était tout ce que l’on pouvait dire à son sujet. Et ce n’était pas assez.
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