7 Novembre
Comme tous les autres jours, je me suis levée tôt pour nourrir les bêtes. Ce matin, c’était au prix d’un très gros effort. Je n’ai pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. À mesure que le temps s’écoulait, mes pensées devenaient plus sombres et plus désespérées. Vers quatre ou cinq heures, j’ai débouché le flacon de poison et je l’ai porté à mes lèvres. Avant d’avaler la première gorgée, je me suis fxé un ultimatum : « Koridwen, si tu ne trouves pas dans la minute une seule raison de ne
pas en finir, bois-le ! »
Et là, au bout de longues secondes de noir complet, j’ai vu apparaître dans un coin de mon cerveau la grosse tête de la vieille Bergamote. Jamais elle ne parviendra à mettre bas sans mon aide. Je la connais. J’étais là la dernière fois et ça n’avait pas été une partie de plaisir. Si je ne suis pas à ses côtés, elle en crèvera, c’est sûr. Elle et son petit.
Alors c’est pour cette vache que je suis encore vivante à cette heure.
Après son vêlage, il faudra donc que je me repose la question. Depuis que je suis la seule survivante du hameau, je fonctionne comme un robot, sans jamais réfléchir. J’alterne les moments d’activité intense et les temps morts où, prostrée dans un coin, je ne fais que pleurer ou me laisser aller à de brefs instants de sommeil.
Je continue à traire mes bêtes, mais je répands le lait dans la rigole. Si j’arrêtais la traite, elles souffriraient quelque temps, puis leur production stopperait d’elle-même. Je continue à le faire parce que
ça m’occupe l’esprit et me donne l’illusion que la vie suit un cours presque normal. Je change les litières. Je remplis la brouette avec la paille souillée. L’odeur est forte, mais elle est rassurante. Le poids de la charge tire dans mes épaules. Ça m’épuise vite et, le soir, cela m’aide
à trouver plus facilement le sommeil. C’est une tâche fastidieuse et pénible, mais on voit le travail avancer et, à la fin, on a le sentiment du devoir accompli. Les bruits de la campagne ont changé depuis deux semaines. Le silence n’est plus troublé par le bourdonnement des voitures et des engins agricoles.
Pourtant, il y a quelques minutes, j’ai cru entendre un véhicule approcher. Puis plus rien. Je suis sortie pour voir. Mais il n’y avait personne. Je commence peut-être à perdre la boule.
J’étale maintenant de la paille propre sur tout le sol de l’étable. Les bêtes sont soudain nerveuses, comme avant un orage ou lorsque des taons les agressent l’été. Je sursaute en sentant une présence derrière mon dos.
Ce sont deux gars à peine plus âgés que moi. Ils se ressemblent, peut-être sont-ils frères. Je reconnais l’un des deux. Je l’ai vu en ville plusieurs fois avant la catastrophe. Il traînait avec d’autres à l’entrée du mini-market du centre. Ils sirotaient des bières et faisaient la manche. Je ne suis donc pas la seule dans les parages à avoir survécu. J’en éprouve une sorte de soulagement. Mais ce n’est pas avec eux que je vais pouvoir rompre ma solitude. Le regard qu’ils posent sur moi me glace le sang. Je ressens leur hostilité et leur malveillance. C’est le plus vieux qui m’interpelle en grimaçant :
Extraits
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