#Roman étranger

Un enfant de l'amour

Doris Lessing

Londres, été 1939. James Reid, jeune homme rêveur et qui ne vit que par les livres, embarque pour l'Inde avec son régiment. Un voyage infernal, entre solitude, ennui et maladies, commence. Pourtant, lors d'une escale au Cap, sa vie bascule : il croit trouver en Daphne, épouse de militaire qui l'héberge, la femme idéale, l'ange dont il rêvait, le grand amour dont la littérature lui a inspiré le désir quasi mystique. La réalité est tout autre. Dans ce court roman, Doris Lessing met toute sa puissance de conteuse au service de ses thèmes de prédilection : les désillusions de l'amour, le fossé entre fantasme et réalité, et la démission des hommes, plus à l'aise dans le monde des idées que dans la vraie vie.

Par Doris Lessing
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Littérature étrangère

Un jeune homme descendit d’un train à Reading ; il donna à la valise qu’il tenait un mouvement si maladroit qu’elle faillit heurter le visage d’un autre jeune homme. Ce dernier se retourna en portant une main à sa tête pour donner plus de poids à son indignation, mais son froncement de sourcils s’effaça dans l’instant, et il s’écria :
— James Reid. Mais c’est Jimmy Reid !
Tous deux se serrèrent la main et se tapèrent dans le dos dans le nuage de vapeur qui s’échappait en sifflant de la motrice.
Deux ans plus tôt ils avaient été ensemble au lycée. Depuis cette époque, James suivait des cours de gestion et de comptabilité ; il avait salué la nouvelle que Donald « faisait de la politique » par un « Bravo, un métier qui paie bien ! » Car Donald avait toujours su tirer parti des aubaines qui se présentaient à lui, des voyages et des circonstances, alors que lui, James, continuait à compter chaque sou. « Nous allons devoir compter chaque sou, j’en ai peur. » C’était ce qu’il entendait à la maison, bien trop souvent. Et, il en était à présent persuadé, la plupart du temps sans raison.
Donald avait brillé dans des débats d’opinion et dans le monde du théâtre, puis fondé une revue intitulée New Socialist Thought 1. James, de son côté, n’avait jamais eu une idée bien précise de ce qu’il voulait faire. Il lui suffisait de ne pas être obligé de rester assis à un bureau de neuf à cinq. Sa mère lui avait seriné : « Passe ton bac, chéri, il te sera utile. » Son père, lui, répétait : « Ne perds pas ton temps à l’université, tu apprendras davantage à l’école de la vie. » Même s’ils n’avaient pas eu les moyens de lui payer l’université.
— Où vas-tu comme ça ? lui demanda Donald.
— Je rentre chez moi.
— Tu as l’air bien sombre. Quelque chose ne va pas ?
À Donald, cet être aimable dont le visage rond et souriant invitait à la franchise, avec la certitude d’être compris, il était facile de confier ce qu’il était sûr de n’avoir jamais laissé entendre à personne :
— Rentrer chez moi n’est-il pas une raison suffisante ?
Donald éclata de rire, et proposa aussitôt :
— Alors viens avec moi. Je vais à l’université d’été des Jeunes socialistes.
— Mais mes parents m’attendent !
— Appelle-les. Allez !
Il se dirigeait déjà vers le salon de thé, où il devait bien y avoir un téléphone.
James se souvint que Donald partait toujours du principe que tout était facile, et pour lui tout l’était en effet. Pour James en revanche, téléphoner à la maison et annoncer : « Je ne rentrerai pas ce week-end » représentait toute une histoire, une chose qui demandait de réfléchir, de faire des plans, de s’armer de précautions, de peser les si et les mais. Mais voilà qu’il était au téléphone, alors qu’une serveuse souriait aux deux jeunes gens et que Donald encourageait son camarade par des mimiques.
— Ça ne vous dérange pas si vous ne me voyez pas avant lundi soir ?
— Bien sûr que non, chéri.
Sa mère pensait qu’il devait sortir davantage, se faire des amis. Il le savait, mais il lui avait fallu Donald. Les deux garçons prirent un train qui repartait pour la destination d’où James venait d’arriver. À présent, adieu la monotonie d’une nouvelle journée passée à gratter du papier. Ils étaient en route pour l’aventure.
C’est ainsi que commença le magnifique été 1938 qui avait tout changé pour James. L’université d’été de ce week-end-là, à laquelle Donald se débrouilla pour obtenir sa participation – toutes les places étaient réservées, mais James connaissait les organisateurs –, était consacrée à la guerre d’Espagne. En ce qui concernait James, elle aurait pu porter tout aussi bien sur la condition des mineurs d’étain d’Amérique du Sud (une conférence ultérieure). Il était ébloui par cette profusion de nouvelles idées, de nouveaux visages, de nouveaux amis. Il dormait dans le dortoir d’une faculté qui hébergeait les universités et les séminaires d’été, et prenait ses repas au réfectoire avec des jeunes gens, garçons et filles, venus des quatre coins du pays, dans une joyeuse atmosphère où les arguments revêtaient toutes les nuances imaginables de la pensée de gauche. Définir sa position exacte sur toute chose, de l’Espagne au végétarisme, était un devoir de chacun envers soi-même. Le week-end suivant était consacré aux pacifistes, et Donald devait y prendre la parole en tant que contradicteur. Car Donald était communiste. « Mais je ne suis pas militant, je suis avec eux en esprit. » Il pensait qu’il relevait de sa responsabilité de combattre les opinions erronées en tout lieu. Son devoir c’était la politique, mais son plaisir, c’était la littérature, et en particulier la poésie. James participa donc à un week-end sur « La poésie comme arme de la lutte », à un autre sur « La poésie moderne », puis à un troisième sur « Les poètes romantiques, précurseurs de la révolution ! » Il écouta Stephen Spender2 s’exprimer à Londres et lire ses poèmes à Cheltenham. C’est ainsi que s’écoula l’été. « Le parti communiste pour la liberté ! », « La littérature américaine », ce qui voulait dire Dos Passos, Steinbeck, Lillian Hellman, et aussi Waiting for Lefty 3 et Studs Lonigan 4. « Où va l’Empire britannique ? », « Le droit de l’Inde à l’indépendance ». Et cela ne se limitait pas aux week-ends. Après sa journée à son école de commerce, il rejoignait toujours Donald quelque part dans la soirée, à une conférence ou à un débat, ou encore au sein d’un groupe de travail. Il passait chez lui changer de vêtements, prendre un bain et dire à sa mère où il était allé. Elle l’écoutait avec intérêt, et ses questions étaient sans fin. Un an plus tôt, il aurait été exaspéré et l’aurait fuie, mais il commençait à prendre conscience de la misère de sa vie affective et apprenait la patience. Son père écoutait – c’est du moins ce que James supposait –, mais sans émettre d’autre commentaire qu’un grognement ou un reniflement pour manifester son désaccord.
James semblait ne rencontrer que des personnalités flamboyantes, qui lui donnaient l’impression d’être lui-même terne et timide ; quant aux filles, elles étaient différentes de toutes celles qu’il avait connues, volubiles, prodigues de leurs opinions souvent effrayantes, et aussi de leurs baisers : au début, il fut surpris qu’elles ne prennent pas ombrage de ses avances et même le taquinent pour ses hésitations. Coulantes pour les baisers, mais avares pour tout le reste, ce qui le rassurait, car il ne croyait certainement pas à l’amour libre, sujet d’un de leurs débats. Non seulement il vivait dans un rêve de camaraderie et d’amitiés faciles, mais surtout il se voyait sous des jours qui le surprenaient, le choquaient ou lui faisaient honte. Des remarques fortuites, entendues malgré lui, une ou deux phrases tirées d’une conférence sur « L’Europe face à la menace fasciste » ou « Les conditions de travail des mineurs », lui laissaient les oreilles bourdonnant de ce qu’elles avaient capté, tant elles semblaient sensibilisées aux mots qui auraient pu lui être personnellement destinés.
Lors d’un week-end pacifiste, il vit son enfance en perspective aussi nettement que dans une bande dessinée.
— Les soldats de la Grande Guerre, ou bien ils ne peuvent pas s’arrêter d’en parler, ils en sont obsédés...
— Comme papa, coupa quelqu’un dans l’auditoire.
— ... ou bien ils n’en disent pas un mot.
— Comme mon père, commenta un autre.
Le père de James, un rescapé des tranchées, blessé à la bataille de la Somme, était de ceux qui n’ouvraient jamais la bouche. Pas plus sur la guerre que sur grand-chose d’autre. Imposant, un roc, avec des épaules et des mains manifestement trop puissantes pour son travail actuel – employé de bureau d’une société de construction mécanique –, il pouvait rester silencieux du début du repas à la fin. Presque tous les soirs, il allait au pub retrouver ses copains. James les avait souvent vus, tous des anciens combattants assis en groupe autour du feu, avares de leurs paroles. James avait grandi dans le silence. Sa mère pouvait ne pas dire un mot non plus si son père donnait l’exemple. Mais, un jour qu’il était rentré à la maison pour le week-end par tendresse pour eux, il l’avait découverte animée, cramoisie, à une réunion qui suivait la fête de l’été, avec à la main un verre de sherry que le vétérinaire du coin, Mr. Butler, remplissait généreusement et... Flirtait-elle ? Flirtait-elle vraiment avec lui ? Sûrement pas. C’était juste que James ne l’avait jamais vraiment vue comme une femme capable de rire et de bavarder comme une pie.
— Je suis un peu pompette, confia-t-elle sur le chemin de la maison, ayant déjà perdu l’éclat que lui avait donné le plaisir d’être en société.
Il se rappelait avoir eu parfois secrètement honte, au cours de son enfance, de la gaieté qu’affichait sa mère en société ; elle se montrait alors si différente de celle qu’elle était à la maison. Mais, à présent, il se disait : « Mon Dieu, être mariée avec mon père, être mariée à un homme qui ne vous parle jamais à moins que vous ne lui posiez directement une question ! Et encore ! Et puis elle n’est pas comme lui, elle aime s’amuser, elle... » Mais c’était sa mère, et un violent élan de pitié coupa court à des pensées inconvenantes au sujet d’une mère. Ce qu’elle avait dû souffrir pendant toutes ces années ! Ce qu’il avait d’ailleurs souffert, lui, l’enfant silencieux d’un homme qui avait connu de telles horreurs au fond des tranchées qu’il ne pouvait plus être lui-même qu’en compagnie d’anciens combattants de cette vieille guerre !
Cette vision désagréable de lui-même et de sa famille n’était qu’un début. Il apprit à la conférence « Structure des classes anglaises » que Donald appartenait à un niveau plus élevé que lui de la classe moyenne. Que faisait-il dans la même école que Donald, alors ? Il avait obtenu une bourse, voilà l’explication, même s’il n’y avait pas beaucoup réfléchi à l’époque. Sa mère s’était débrouillée pour organiser sa scolarité, écrivant des lettres et puis faisant jouer ses relations, toujours sur son trente et un. Il savait aujourd’hui que sa mère incarnait le bon goût, avec sa petite robe noire et son rang de perles fines, là où d’autres femmes portaient des motifs floraux voyants et trop de bijoux. Elle en avait imposé – oui, mais à qui ? – avec sa ténacité à vouloir que son fils fréquentât une bonne école. Sa mère était supérieure à son père, il s’en rendait compte maintenant. Il était resté dans une sorte de rêve, d’hébétude concernant tout cela, jusqu’à ce que Donald le réveille.
Un week-end, il alla chez Donald et découvrit une grande maison bourrée de parents et d’amis. Deux frères plus âgés, deux sœurs plus jeunes : toute une bande bruyante, qui aimait s’amuser. La mère et le père se disputaient sur tout – chez lui, on aurait dit qu’ils se bagarraient. Le père était membre du parti travailliste, la mère pacifiste ; les enfants, eux, se disaient communistes. Des repas interminables et tumultueux. James songea aux plats frugaux et convenables préparés par sa mère, avec le rôti dominical comme point culminant de la semaine, mais c’était une petite pièce de viande, car on ne devait pas gaspiller l’argent. Chez Donald, un énorme jambon était toujours prêt sur la desserte, flanqué d’un cake aux fruits et de pain, d’un morceau de fromage et d’une motte de beurre bien jaune. Le soir, ils jouaient à des jeux de société. Les deux filles avaient des petits amis et étaient l’objet de taquineries – pas toujours très gentilles, pensait James, mais ses idées évoluaient et il se demandait si c’était bien d’être choqué. Il l’était trop souvent, non ?
— C’est bon de t’avoir à la maison, fiston, dit son père, le week-end où James vint partager le rôti dominical (deux pommes de terre par personne plus une cuillerée de petits pois).
Cette déclaration surprit tellement la mère comme le fils qu’ils échangèrent un regard. Qu’est-ce qu’il lui prenait donc, au vieux ? (Son père n’avait pas encore cinquante ans.)
— Alors, tu te lances dans la politique, hein ?
— Enfin, j’écoute surtout les autres.
Le gros homme, le visage large et rougeaud, la moustache en brosse (rafraîchie tous les jours), les cheveux gris courts (coupés une fois par semaine par sa femme) et soigneusement séparés par une raie, les grands yeux bleus à l’expression habituellement distraite, comme si leur propriétaire se concentrait pour maintenir ses pensées en ordre, fixa alors son regard sur son fils certainement pour le jauger, le juger.
— La politique est un jeu de dupes. Tu l’apprendras à tes dépens.
Et il se remit en devoir de charger sa fourchette de rosbif.
— James cherche seulement sa voie, chéri, dit Mrs Reid, conciliante comme toujours.
Sûrement trop conciliante, ce que justifiait sa peur secrète de voir son mari exploser un beau jour et détruire leur vie, et elle aussi par la même occasion.
— C’est ce que j’ai dit, non ? répliqua Mr. Reid, présentant tour à tour à sa femme et à James un visage ulcéré, le menton en avant, comme s’il s’attendait à recevoir un coup de poing. Tous des escrocs, des voleurs et des menteurs !
C’était là un cri de fureur étranglé, d’une voix que le fils ne se souvenait pas avoir jamais entendue. Sa mère y avait-elle déjà eu droit ? Il la vit baisser les yeux, jouer avec une miette sur la nappe, puis la pétrir du bout des doigts.
« Ç’a été comme ça pendant toute mon enfance, songea James, et je n’ai jamais rien remarqué. » Et maintenant, autant que sa fascination pour ce meilleur des mondes de la politique et de la littérature, c’était la peine qu’il ressentait pour ses parents qui le tenait hors de la maison.
Donald lui prêtait des livres qu’il dévorait, comme si la littérature était de la nourriture, et qu’il fût affamé. Les livres s’empilaient sur le guéridon de l’entrée. Il en montait un dans sa chambre pour le lire, puis le remettait à sa place et en choisissait un autre. Un jour, il vit sa mère s’arrêter devant eux, puis en ouvrir un. Spender.
— « Je pense sans fin à ceux qui ont été vraiment grands5 », cita-t-il, partageant avec elle quelque chose des richesses qu’il avait découvertes.
Et lui pensa que c’était la première fois qu’il l’avait laissée accéder à son monde intérieur. Elle inclina la tête en souriant.
— J’aime bien, dit-elle.
Il y avait bien des livres sur un rayonnage à la maison, mais James ne se souvenait pas l’avoir vue les lire. C’étaient essentiellement des ouvrages de guerre, ce qui expliquait que lui-même n’y avait pas touché. Ils appartenaient à son père et semblaient dire comme ce dernier : « Pas touche ! »
Et maintenant sa mère enchaînait :
— « Je vis une foule de jonquilles dorées... battant des ailes et dansant dans la brise6. » J’ai appris ça à l’école.
Il répondit, baissant la voix – son père se trouvait dans la pièce voisine :
— « Il semblait que j’avais réchappé de la bataille7. »
Après un regard par-dessus son épaule, elle chuchota :
— Non, non, arrête, il ne voudrait pas...
Et, vite, elle s’écarta.
Quand son père fut parti pour le pub, et sa mère montée à l’étage, James s’agenouilla devant le rayonnage et en sortit les livres un par un. À l’Ouest rien de nouveau. Le Don paisible. La bataille de la Somme. Passchendaele. Adieu à tout ça 8 . Souvenirs d’un ancien combattant. S’ils devaient mourir, s’ils devaient nous le demander... Trois étagères pleines.
 
Au printemps 1939, James fut mobilisé avec les jeunes gens ayant entre vingt et vingt et un ans.
— C’est bien, dit son père. Voilà à quoi servent les jeunes hommes !
Et il se leva avec emphase pour aller au pub.
Donald aussi avait été mobilisé, et quand James lui rendit visite, il trouva que cette maison, déjà bruyante, résonnait encore plus de discussions que d’habitude. Les deux frères cadets attendaient leur tour. Les filles, elles, étaient en larmes parce que leurs petits amis étaient de la même classe d’âge que Donald et James.
— Il ne peut pas y avoir la guerre, ce serait trop affreux, répétaient la mère pacifiste et l’une des filles.
— Nous devons arrêter Hitler, disaient le père, les fils et la deuxième fille.
C’étaient là les points de vue qu’on entendait échanger partout, à la T.S.F., dans la presse.
— Avec les armes qui existent aujourd’hui, personne ne serait assez stupide pour partir en guerre.
Les deux jeunes hommes, qui étaient en fait sur le point de rejoindre l’armée, se confondirent en sourires et allèrent ensemble à un débat organisé dans la ville voisine : « Est-il trop tard pour la paix ? » Donald, qui était dans le public, soutint passionnément que Hitler devait être stoppé immédiatement, sinon on serait tous réduits en esclavage. Une femme de l’assistance se leva pour raconter que son fiancé et ses deux frères s’étaient fait tuer à la dernière guerre et que, si les jeunes gens présents savaient ce qu’était la guerre, ils seraient pacifistes comme elle. Un homme de sa génération, c’est-à-dire qu’il devait être lycéen pendant la guerre, lui demanda d’un ton sarcastique si elle croyait que son fiancé et ses frères auraient aimé l’idée de vivre en esclaves sous Hitler, et elle lui cria : « Oui, oui. Mieux vaut être vivant que mort ! » Une vieille dame dit encore qu’il était temps de se souvenir des plumes blanches auxquelles les lâches avaient eu droit pendant la dernière guerre, que c’était là son sentiment. Les discussions devinrent si âpres et si bruyantes que la tribune dut rappeler le public à l’ordre, puis demander aux appariteurs d’expulser un jeune homme qui braillait que la dame aux plumes blanches devait être abattue, qu’elle le dégoûtait.
— C’est leur façon de te dire qu’ils vont te dresser. Ils vont faire de toi un homme. Deviens officier. Ce sera moins dur pour toi. Avec ton instruction, tu as l’étoffe d’un officier, avait expliqué le père de James à son fils.
James et Donald se rendirent ensemble au centre de recrutement de Reading. James, qui avait couru dans les stades, joué au cricket et au football pour le collège, s’attendait à s’entendre dire qu’il était à cent pour cent bon pour le service. Il l’était, à condition de surveiller une ancienne blessure de foot, une déchirure du ligament du genou, dont seule une fine cicatrice blanche était encore visible. Donald se vit reprocher son poids, mais l’armée se chargerait d’y remédier. Ils restèrent toute la journée dans une grande salle, au milieu d’une foule de jeunes hommes en nage et malodorants, dont beaucoup n’avaient pas de salle de bains chez eux. Tous avaient le même âge ; Donald dit pour plaisanter qu’ils étaient prêts pour l’abattoir, comme les veaux ou les agneaux. La situation semblait l’amuser. Le même âge, mais pas du tout la même morphologie. Beaucoup étaient maigres, et la plupart de petite taille. Donald et James étaient plus grands et plus massifs. Leur application à ausculter la réalité de la vie britannique leur avait appris que les classes laborieuses vivaient de toasts de margarine saupoudrée de sucre ou de toasts de graisse, accompagnés de tasses d’un thé très fort, très sucré. « Le sucre nourrit. » Le résultat était là : ces hommes pâles et trop maigres. Certains furent exemptés pour rachitisme, un grand nombre d’entre eux envoyés chez le dentiste pour des caries.
Ils eurent bien le projet de faire un dernier séjour dans la famille de Donald, mais l’appel aux armes arriva avant. La guerre couvait alors qu’on parlait encore pacifisme, elle enflammait les débats et le contenu des actualités, bouillonnait dans les veines et les esprits. Et elle arracha James et Donald à la vie normale pour les envoyer dans un camp d’instruction.
James étala son uniforme sur son lit et en ajusta les pièces devant lui. Sa chambre, habituellement tranquille, discrète, était jonchée d’emblèmes martiaux kaki.
James était un jeune homme grand et mince, vif, rapide, tout élégance et nervosité. Il avait le nez fin, une belle bouche, large, en arc, trop souvent pincée par la tension de la détermination. Ses yeux étaient grands, d’un bleu lumineux, et ses cheveux châtain clair et brillants. Il avait les sourcils délicats et luisants, l’allure soignée d’un animal en bonne santé. Mais après avoir enfin revêtu l’uniforme, il devint terne et emprunté. Il se regarda dans la grande glace du palier et songea que la fille de l’université d’été socialiste pour la justice qui lui avait dit : « Mais tu es beau, tu ressembles à une star de cinéma » ne lui tiendrait plus le même langage désormais. Il descendit, vit sa mère assise sous la lampe avec un magazine, la radio vibrant de musique dansante. Elle leva les yeux ; sa main vola à sa bouche, et elle s’écria dans un hoquet :
— Oh, non ! (Puis elle se leva, confuse, et reprit :) Chéri, tu es magnifique. J’ai été surprise, c’est tout.
Elle voulut étreindre ce soldat, mais l’épaisseur de l’étoffe dans laquelle il était engoncé absorba son geste, l’abolit.
Il avait le cou déjà irrité, et ses brodequins étaient trop larges. C’étaient des boulets qu’il avait aux pieds. Elle proposa d’essayer de les ramollir ; elle les réchauffa à la vapeur de la bouilloire et les frotta de graisse, pendant qu’il restait debout en chaussettes, ses longs pieds recroquevillés l’un vers l’autre comme des créatures tentant d’échapper à leur sort. Elle réchauffa et frotta pendant une heure au moins. Il remit ses brodequins et assura à sa mère qu’il se sentait mieux dedans. Il avait les pieds étroits, c’était ça le problème.
Le lendemain, il endossait l’uniforme « jusqu’à la fin de la guerre », plaisantant sur cette nouvelle expression qui donnait à son utilisateur un sentiment de force d’âme et de courage pudique.
— Mais il n’y aura peut-être pas de guerre, suggéra sa mère.
— Oui, peut-être les choses tourneront-elles court.
Son père lui dit au revoir, lui aboyant au visage qu’il ne devait pas les croire s’ils promettaient que tout serait fini à Noël.
— Ils sont imbus de leur propre idiotie.
Qui, « ils » ? Le ministère de la Guerre ? Le gouvernement ? Ses yeux étaient comme égarés par les affres de la guerre précédente.
— Au revoir, papa, répondit James gentiment.
Il se dirigea vers la grille du jardin et, en se retournant, vit ses parents debout côte à côte, le bras de sa mère passé sous celui du vieux militaire, qu’elle tapotait. « Une vraie carte postale », pensa-t-il, refusant avec défi de verser dans le pathétique. « Parti à la guerre. » Il se disait, comme il se l’était déjà répété assez souvent au cours de cette année d’effervescence et de découvertes, qu’il aurait mieux valu que son père ne fût pas revenu des tranchées. Enfin, n’était-ce pas vrai ? Quelle misère avait été son existence !... N’auraient-ce pas été ses propres mots ? Mais, au moins, sa mère avait eu un mari, ce qui était plus que ne pouvaient dire de nombreuses femmes. Personne ne peut s’imaginer ne pas être né. Si son père était mort pendant la dernière guerre, alors James ne serait pas en train de suivre ce trottoir dans ces brodequins qui le faisaient souffrir. Son sens de la dérision lui soufflait ce commentaire : « Chair à canon pour la prochaine guerre. » Amusant, le nombre d’expressions éculées qu’il avait employées toute sa vie sans réfléchir !
Il retrouva Donald à la gare. Ils voyagèrent ensemble dans une voiture bondée de jeunes hommes vêtus de leurs uniformes neufs, puis montèrent dans deux autocars, les militaires avec les civils, dont les visages leur montraient bien qu’ils formaient désormais une catégorie à part. Effrayés, ces visages ? Dégoûtés ? Empreints de pitié ? Circonspects, en tout cas. Certains yeux rappelaient à James ceux de son père. Vingt ans : certains de ces gens avaient vécu la dernière guerre. Enfin, ils arrivèrent aux grilles d’un camp, où deux caporaux les attendaient et leur firent signe d’avancer. Les jeunes gens entrèrent seuls ou par deux, s’égrenant les uns après les autres vers un grand baraquement, où ils donnèrent leurs noms, ainsi que leurs récents matricules, avant d’être répartis dans des rangées de préfabriqués Nissen, disposés aussi régulièrement que les cases d’un échiquier. À une intersection des allées, Donald dut prendre une direction et lui une autre. C’était un coup dur pour James, mais pas autant, il le savait, pour Donald, qui s’éloigna avec une bande de jeunes gens qu’il voyait pour la première fois, comme s’ils étaient tous de vieux amis. C’était l’alphabet qui les séparait, semblait-il.
— R et E, jamais les deux ne se rencontreront9, tenta de blaguer James.
Il se dirigea donc seul vers un baraquement d’une capacité de vingt hommes. Dix lits d’un côté, dix de l’autre, avec une espèce de box ou de cagibi pour le caporal-chef chargé de les encadrer. Comme à l’école. Les jeunes gens bougeaient en tous sens, traînaient, sans cesser de regarder autour d’eux, tels des animaux dans un nouvel environnement qui ne savent pas encore d’où peut venir le danger. Le caporal-chef Jones leur donna le temps de s’installer, avec seulement des consignes anodines sur le fourniment et le bon entretien de leurs lits de camp, quand un sergent arriva et se comporta exactement comme prévu, braillant des ordres qu’il eût pu tout aussi bien leur donner d’une voix normale. Ensuite, dîner dans un immense hangar, trop grand pour mériter le nom de baraquement. Premier service, deux ou trois cents gars, une nourriture peu ragoûtante, ou trop abondante pour des estomacs serrés. Les assiettes restèrent quasi intactes ; un sergent, planté les poings sur les hanches, vociféra qu’il veillerait personnellement à ce que sous peu ils aient faim au point de ne pas laisser une miette dans leurs assiettes.
Dans le baraquement, où leur paquetage et leurs vêtements étaient éparpillés à la ronde, vingt jeunes hommes tentaient de lutter contre le désarroi d’être en terrain inconnu, tandis que le caporal-chef les menaçait de l’apparition imminente du sergent.
Les jeunes gens se plaignaient de ne pas être habitués à se coucher si tôt, quand le sergent arriva enfin pour dire qu’il voulait bien fermer les yeux sur leurs manquements à la discipline de ce soir-là, mais que dorénavant, s’il voyait pareil spectacle, leur compte serait bon. C’était là son premier message ; le second, c’était qu’ils ne devaient même pas songer à demander des somnifères s’ils dormaient mal, parce qu’il serait trop heureux de s’assurer à l’avenir qu’ils soient si fatigués qu’ils dormiraient à peine leur tête posée sur l’oreiller.
Tout se passait comme prévu, car les trois quarts de ces jeunes hommes avaient des pères ou des parents qui avaient fait la dernière guerre et les avaient informés des méthodes de l’armée. « Ils aboient plus qu’ils ne mordent », avaient entendu répéter la plupart d’entre eux.
Le caporal-chef se retira alors dans sa niche et les hommes parlèrent à voix basse, pestant contre la dureté des matelas et des oreillers. James savait bien que, tant pis pour l’école de la vie, l’école tout court se révélait une bénédiction ! Un jeune, le deuxième classe Jenkins, disait que n’importe quoi serait une partie de plaisir après l’internat : c’est ainsi que James repéra le deuxième pensionnaire de ce baraquement qui montrerait peut-être l’étoffe d’un officier. Ils se jaugèrent réciproquement à l’aide de quelques remarques plaisantes, et le silence qui suivit apprit à James que cette scène aurait sa place dans une conférence sur les structures de classe. La majorité de ces jeunes gars n’avaient jamais ne serait-ce que rêvé des charmes de l’internat.
— C’est une bonne planque pour ceux qui ont de la veine ! résuma, sans hostilité cependant, Paul Bryant, le jeune qui occupait le lit voisin de celui de James.
En fin de compte, James et le deuxième classe Jenkins n’avaient pas grand-chose en commun, alors que Paul, dont le père livrait du charbon dans les caves de Sheffield, devint son ami.
Le lendemain, les hommes de ce baraquement et de quatre autres, cent au total, se retrouvèrent dans un bâtiment, une ancienne salle des fêtes de village, et prirent des cours sur leur fourniment et le soin qu’ils devaient en prendre. Par les fenêtres, ils apercevaient toute l’étendue du camp, dont l’austère régularité donnait pourtant une impression d’inachevé, de provisoire. Il pleuvait si fort, des cordes, que l’eau scintillante rejaillissait en une mousse blanche jusqu’aux genoux des soldats d’une section qui traversait au pas, en route vers quelque part. Les cours se succédèrent toute la journée et, lorsqu’il avoua que ses brodequins le blessaient, se cuirassant à l’avance contre les coups de gueule méprisants du sergent, James était prêt à s’entendre dire qu’il avait intérêt à se procurer les putains de bons brodequins cette fois-ci, parce que son supérieur n’allait pas écouter des putains d’excuses sur le mal aux pieds le lendemain, quand les manœuvres devaient commencer.
Le caporal chargé du fourniment se mit en quatre pour lui, allant chercher sur les étagères des brodequins, toujours plus de brodequins.
— Mieux vaut être bien chaussé, sinon rien ne va plus, dit-il.
Les pieds de James posaient un problème : tous les brodequins étaient trop larges. Il allait devoir porter deux paires de chaussettes. Il avait l’impression d’être le pingouin qu’il avait vu marcher les pieds écartés sur le bord d’un bassin, comme si, à son image, il avait l’entrejambe enflammé. Partout, l’épais uniforme frottait contre sa peau et l’irritait.
Puis les manœuvres commencèrent pour deux sections de son baraquement, et les jeunes hommes ne firent plus qu’un à cause de l’intensité de leur épuisement et de leur fureur contre le sergent. L’inconfort de l’uniforme de James et ses pieds endoloris furent comme absorbés dans une souffrance générale. Mais, tout au fond de lui, il était soutenu par la fierté de tenir le coup. Comme tous les autres.
Dix semaines. Il fit l’exercice avec sa section, puis avec la compagnie. Il se ruait vers des meules de paille représentant des êtres humains, baïonnette à la main, et finit par connaître si bien son barda que son fusil devint – ainsi que le sergent le leur avait prédit – son meilleur ami. Tout cela pendant qu’en privé un commentaire ironique trottait silencieusement dans sa tête, qu’il ne pouvait partager avec personne, parce que c’était le langage de son éducation, et qu’il était incapable d’égaler les communications à demi intelligibles de ses frères d’armes, tout en obscénités, et leurs colères ritualisées de bidasses.
James commit deux infractions : une fois, il n’astiqua pas ses godillots correctement et, une autre fois, il ne se mit pas assez rapidement au garde-à-vous, manquements à la discipline qu’il expia par un jour de corvée de pommes de terre et une nuit à monter la garde.
Vers la fin de ce test d’endurance, son genou lui joua des tours, et on dut le lui bander serré, lui donnant des allures de momie. Un maudit ligament n’allait quand même pas faire obstacle à l’intention du sergent Baxter de faire de lui un soldat ! Et en effet ils en sortirent, tout un camp de jeunes hommes, plusieurs centaines d’entre eux, dressés, devenus des hommes, ne formant plus qu’un. Ils furent informés qu’ils partaient pour être cantonnés ailleurs, à l’ouest, tandis que leur camp d’instruction recevait une nouvelle fournée de recrues, que le groupe de James accueillit pour la forme avec la compassion et les blagues rituelles. « Ils ne savent pas ce qui les attend, les pauvres bougres ! », etc., pendant qu’eux-mêmes rejoignaient au pas de marche autocars et trains.
Avant leur départ, on leur accorda un week-end de permission pour aller chez eux, ce que James détesta. Il savait que son père était dans la même disposition d’esprit que lui, et soupçonnait sa mère de l’être aussi. Il tâcha de s’imaginer l’effet que cela devait produire de voir son précieux rejeton, que l’on a choyé pendant vingt et quelques années, envoyé à la guerre pour servir de chair à canon, mais, comme beaucoup de ses pensées concernant sa mère, il fut incapable de mener celle-ci à terme. Cela n’entrait pas dans la catégorie des persiflages qui l’accompagnaient jour et nuit sur la manière de gérer les choses, des sarcasmes sur l’Autorité – nécessaire compensation de l’obéissance du soldat. La vie de sa mère... Ah, non ! il ne voulait pas y penser. Il la revoyait comme dans ces soirées à la maison, assise sous la lampe, la radio bourdonnante ou en sourdine à portée de main, en train de tricoter un pull-over. Qui lui était destiné, il n’en eût pas été surpris. Elle avait les yeux baissés sur son ouvrage ; elle ne tricotait pas machinalement, comme certaines femmes dont les mains sont apparemment capables de déchiffrer toutes seules les modèles pendant que leurs propriétaires bavardent ou même lisent. Ou peut-être sa mère dérobait-elle son regard afin qu’on ne puisse pas savoir ce qu’elle pensait. À quoi pensait-elle donc ? Et puis elle avait l’air si vulnérable, assise là, solitaire, son mari au pub avec ses copains de guerre et elle veillant pour attendre son retour. Cela mettait James en rage, mais en rage contre quoi ? Ce n’était pas comme d’être en rage contre l’armée ou le sergent. Pendant vingt ans, sa mère s’était assise sous la lampe pour tricoter dans la solitude. Puis son père rentrait, empestant la bière, allait se laver la figure et se brosser les dents, parce qu’elle avait horreur de cette odeur, et tous deux montaient se coucher. Comme s’il s’agissait de sa rancune contre son père ! Mais il aurait pu prendre une baïonnette et trucider quelqu’un – qui ? –, aller crier dans les rues : « Non, non, non ! »
Finalement, il embrassa sa mère pour lui dire au revoir, donna une bourrade amicale et filiale à l’épaule inflexible de son père et partit pour le sud-ouest de l’Angleterre.
Là-bas, plusieurs centaines de jeunes gens se livraient aux exercices et aux manœuvres, mais pas de manière aussi obsessionnelle que dans le premier camp. C’était fastidieux. Entre les manœuvres et les exercices, il s’allongeait sur son lit pour lire de la poésie, imité par Paul Bryant. Il était devenu pour Paul ce que Donald avait été pour lui. Ce garçon, qui avait arrêté ses études à quatorze ans, avait pris goût à la poésie comme James avant lui. Il rencontrait toutefois davantage de difficultés : les mots trop longs lui posaient un problème. Mais James revivait ses propres ivresses de mots quand il voyait briller les yeux de Paul Bryant le remerciant de lui avoir prêté un ouvrage.
— J’aime celui-ci, disait-il. Je l’aime beaucoup...
Ce qu’aimait ce fils de charbonnier qui n’avait presque jamais mis les pieds hors d’une ville, c’étaient les poèmes sur la campagne :
« Le plus joli des arbres, le cerisier
Maintenant a ses rameaux garnis de fleurs 10  »
ou encore :
« Je suis allé jusqu’au bois de noisetiers
Parce que ma tête était en feu... 11  »
— Tu en as d’autres comme ça ? demandait-il, timide mais déterminé, d’une manière qui rappelait à James son propre état d’esprit lorsqu’il avait quelques années de moins.
Eux et quelques autres étaient mieux lotis que la plupart, qui s’ennuyaient à mourir. Il n’y avait rien pour les distraire. Pas assez de filles, et pénurie de bière dans les pubs quand ils avaient des sauf-conduits pour la soirée. Des centaines de jeunes gens frustrés et en proie à l’ennui. C’est alors qu’éclata la guerre, qui au début traîna et tarda, mais il y eut enfin le premier débarquement en France, et ils levèrent le camp pour échouer sur les plages de Dunkerque. James rata toute l’aventure. Son genou avait enflé, et il était à l’hôpital pour subir un drainage.
Dans sa section, cinq soldats trouvèrent la mort et deux furent blessés. Sa section fusionna alors avec une autre, pareillement diminuée. Disparue, son unité – sa famille. Et Paul, son ami, était hospitalisé pour une blessure à la tête. James apprit que Donald aussi avait été blessé sur un bâtiment qui revenait de Dunkerque. Il obtint un week-end de permission pour aller voir Donald, qui avait la tête bandée ainsi que le bras. Il avait l’air plutôt mal en point mais, avant même que James fût entré dans la salle, les infirmières lui dirent que Donald était le boute-en-train de l’hôpital. « Il nous remonte le moral à tous. » On venait dans la chambre de Donald pour blaguer, rire un peu. Un jeune était là à son arrivée, cloué sur une chaise réservée aux visiteurs, à béer d’admiration devant lui, et était toujours là quand James prit congé. « Autrefois, c’était moi, songea James. Donald a besoin d’un acolyte, il a besoin d’avoir quelqu’un à former. Eh bien, parfait ! »
Il resta aussi longtemps que les heures de visite le permettaient, observant cette version plus jeune de lui, et admirant Donald, à qui il devait tout – c’est ce qu’il méditait, tout en s’avouant que Donald l’avait sans doute complètement chassé de ses pensées. Mais, au moment où James s’en allait, Donald lui donna quand même des livres et des pamphlets.
La bataille d’Angleterre commençait ; Churchill prononça ses discours exaltants, mais les choses ne s’améliorèrent pas beaucoup dans les camps du sud-ouest de l’Angleterre. Les combats se déroulaient dans le ciel, plus loin du côté de l’Europe. James aurait pu entrer dans l’armée de l’air. Pourquoi ne l’avait-il pas fait ? Parce que son père avait été un soldat de deuxième classe, et que cela ne lui avait pas traversé l’esprit. S’il l’avait fait, il serait sans doute déjà mort ou ne tarderait pas à l’être. Ces pilotes de la RAF avaient son âge. Il se serait déjà fait allumer au-dessus de la mer, et aurait coulé dans la flotte ; ou bien il se serait peut-être crashé quelque part et aurait flambé dans un bûcher de chair et de Spitfire. L’argot de la RAF s’insinuait dans le langage de tous les jours, en une forme d’hommage aux héros disparus.
Parce que son père avait été soldat, il en était devenu un à son tour. Parce que son père n’avait pas été officier, il avait refusé d’aller à Andover passer l’examen du bureau de sélection du ministère de la Guerre pour savoir s’il avait l’étoffe d’un officier. Il n’avait pas voulu quitter sa section, ses camarades, surtout Paul. L’idée lui vint qu’il avait dû être très seul, pour pouvoir penser qu’il quittait sa famille s’il quittait sa section.
La compagnie de James, très modifiée depuis bien avant Dunkerque, eut vent d’une rumeur selon laquelle elle devait quitter l’Angleterre pour être envoyée au feu ; une permission fut annoncée puis annulée. Au lieu de gagner l’Afrique du Nord – même s’ils ignoraient alors que les combats devaient avoir lieu justement en Afrique du Nord –, ils furent expédiés vers un camp du Northumberland. Le problème, c’était que trop d’hommes avaient été appelés. Ne sachant quelle tournure la guerre allait prendre, « ils » en avaient trop fait. Des centaines de milliers de jeunes gens étaient regroupés dans des camps, prêts à l’action. Les sergents et les caporaux clamaient qu’ils ne se rendaient pas compte de leur chance : ils auraient pu être détachés dans les mines de charbon. Auraient-ils préféré ça peut-être ? Avaient-ils rêvé d’une carrière sur le front de taille ? Eh bien, alors, qu’ils s’estiment heureux ! L’ennui. Ils s’ennuyaient tant que certains se croyaient malades. L’ennui, à sa manière vague et souterraine, sape les esprits, les engourdit, et dévoie la pensée. Les rumeurs, même les plus folles, fleurissent comme des virus ayant fraîchement muté.
Des orchestres populaires vinrent leur remonter le moral. La voix de Vera Lynn, diffusée par les postes récepteurs de tous les baraquements, les consolait. Un officier d’instruction organisait toutes sortes de conférences utiles, et tous y assistaient parce que cela leur donnait une occupation. D’ailleurs, quand on leur distribuait des sauf-conduits, la ville voisine n’avait pas grand-chose à offrir. Dans la demi-douzaine de pubs existants, il y avait constamment pénurie de bière. Les cafés proposaient des saucisses suspectes et des œufs brouillés faits avec de la poudre d’œuf importée d’Amérique. Certaines tables étaient meilleures, grâce aux fruits et aux légumes venus des bourgs du coin ; la campagne était toute proche. Cela aurait plu à Paul, mais il avait été affecté à une autre compagnie. La viande et les œufs partaient pour Londres, où les riches dansaient et mangeaient dans des restaurants qui ne connaissaient pas le rationnement. C’était ce que tout le monde croyait. Il y avait peu de filles. La première expérience sexuelle de James eut lieu avec une ouvrière agricole, debout contre le mur d’une ruelle. Il détesta la chose, sa partenaire et lui-même, mais ce sordide petit événement le fit rêver plus que jamais à la vraie jeune fille, la sienne, qui l’attendait. Il imposa silence à sa voix intérieure, toujours prête à ironiser pour menacer ses rêves de tendresse, et d’un amour qui ne ressemblerait en rien à celui de ses parents. Ni au mariage bruyant et volcanique des parents de Donald. Non, comme pour tous les soldats de ce grand camp de jeunes gens affamés, sa dulcinée serait différente.
James avait parfois partagé une bière avec son père ou un sherry avec sa mère, mais il voulait désormais boire pour se soûler, et détestait aussi cette faiblesse. « Tout le monde n’est pas taillé pour être soldat », ricanait son interlocuteur intérieur, pendant qu’il voyait ses camarades s’abrutir dans l’alcool et prendre tout ce qu’ils pouvaient obtenir des filles trop rares.
Il existait une agréable diversion à l’ennui. Des soldats du camp se portèrent volontaires pour aller dans les fermes avoisinantes, afin d’aider aux travaux des champs au moment de la moisson. James, qui était toujours de ceux-là, se demandait si sa vocation n’était pas d’être agriculteur. Il se débrouilla même pour s’ébattre quelques heures avec une fille de paysan qui passa son temps à soupirer de remords parce que son fiancé combattait en Afrique du Nord. « Je l’aime, oui, je l’aime ! » La moisson s’acheva. L’Allemagne envahit la Russie et le Japon attaqua les États-Unis. La situation s’éclaircissait, ainsi parlaient les experts, même si l’on était en droit de penser qu’elle n’avait jamais été aussi sombre.
— On vous garde en réserve pour le meilleur, blaguaient les sergents, à présent plus familiers, peut-être parce qu’ils s’ennuyaient autant que leurs hommes.
James passait toutes ses heures de loisir à lire sur son lit. Il lisait les livres que Donald lui avait donnés, son habituel mélange de poésie, de grande littérature et de pamphlets politiques. « Le deuxième front, maintenant ! », « Libérez l’Inde ! » Il se bornait à feuilleter ces derniers, avec mauvaise conscience ; son esprit se figeait d’ennui, mais se ranimait aux accents de :
« Après que nos deux âmes auront quitté cette argile mortelle
Et que, guettant la mienne, tu la croiras perdue –
Cherche-moi d’abord dans cette clairière élyséenne  ... »
Le Northumberland, beau, morne. Peut-être ce comté serait-il le lieu de leur dernier repos ; peut-être mourraient-ils ici, oubliés de l’humanité et du ministère de la Guerre. Pourquoi quitteraient-ils jamais cet endroit, s’ils ne l’avaient déjà fait ? Telles sont les pensées folles et ralenties des gens trop longtemps contraints à la patience.
Et puis, sans aucune raison apparente, ce fut fini. Ils croyaient tous partir pour encore un autre camp, en vertu de la loi qui veut que ce qui est semble devoir se répéter indéfiniment. Leur régiment avait été oublié. « Quelqu’un a dû se planter », telle est l’éternelle pensée du soldat.
Mais non, ils allaient en Inde. En fait, on ne leur avait pas indiqué leur destination – des propos inconsidérés coûtent des vies – mais ils étaient capables de comprendre à demi-mot. Les Japs se rapprochaient de l’Inde, et l’armée indienne était sur le pied de guerre. N’importe quoi, n’importe où, pourvu que nous quittions ce lieu, où nous attendons et manœuvrons tous les jours pendant des heures pour rester en forme.
James rangea ses affaires dans son sac militaire, avec ses précieux livres de poésie. Il savait que, s’il n’avait pas eu la poésie et les livres pendant ces derniers mois – non, ces dernières années maintenant –, il se serait retrouvé chez les dingues. Et il devait en remercier Donald, le remercier pour tout. Cet été-là, juste avant-guerre, brillait dans son souvenir. Un rêve, aussi fort que ses rêves d’un avenir d’amour et de paix, de paix et d’amour. « Après la guerre ce sera comme ça », songea-t-il. C’est-à-dire comme ces heureux mois d’universités d’été, de débats fraternels, de discussions aimables, ces échanges libres et élevés, riches d’espoirs, d’enthousiasme et de promesses. À quoi servait cette guerre sinon à créer « ça », un monde d’amitié et de camaraderie généreuse et de filles tout aussi généreuses, parmi lesquelles se trouverait sa petite amie, la seule qui comptait...
Il alla dire au revoir à ses parents. Son père lui demanda s’il avait eu la possibilité de devenir officier, et il répondit que oui, mais qu’il n’avait pas voulu.
— Décidément, tu es vraiment stupide, conclut son père, tandis que sa mère, en pleurs, lui recommandait de prendre bien soin de lui.
 
À quai, le grand navire sous sa peinture de camouflage, conçue pour qu’il ressemblât de loin à une brume ou à un nuage, ou peut-être à un banc de poissons volants, bref à une vision fugitive, avait à présent l’air massif, sinistre, sournois même ; ceux qui avaient fréquenté son bord de luxueux paquebot de la célèbre Union-Castle Line, toujours paré de couleurs vives et gaies en temps de paix, ne l’auraient pas reconnu. « Ça, le Bristol Castle ! »
Cinq mille soldats et leurs officiers s’entassaient sur le quai et refluaient même dans les rues avoisinantes, en attendant d’embarquer. On peut dire sans risque d’erreur que la majorité d’entre eux n’avaient quasiment jamais vu la mer, sauf peut-être lors d’une journée d’excursion (les années trente ne connaissaient pas les congés payés), pas plus qu’ils n’avaient vu de bateaux ni d’embarquement. Les paquebots de luxe n’avaient jamais hanté leur imagination, même sous la forme d’un lointain possible ; ils les avaient aperçus seulement aux actualités au cinéma ou sur les manchettes des journaux : « Le Queen Mary est arrivé à New York ce matin ; des orchestres ont joué pour accueillir le duc de... ». Ou une vedette de cinéma... un chanteur d’opéra... un boxeur.

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trad. Isabelle-D Philippe
29/08/2007 186 pages 16,30 €
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