Présentation
Quand on demandait à Branko Bokun s’il avait réellement discuté sur l’île de Ponza avec le Duce déchu et prisonnier, il répondait : « Je sais que cela peut sembler irréel, mais dans ces années 1941-1945 tout était irréel. » Entre document historique et roman noir, tension dramatique et dolce vita, anecdotes légères et réflexions profondes, telle est bien l’impression que laisse ce déconcertant témoignage sur la Seconde Guerre mondiale. Il a pour décors principaux la Rome du fascisme, la Rome de l’occupation allemande et la Rome de la libération – autrement dit une seule et même Ville Éternelle, dont la majorité de la population a fait du doppio gioco (le double jeu) un art de la survie.
Laissons Mussolini parler des Italiens sous la plume de Bokun. Il vient de perdre le pouvoir et d’avoir soixante ans. Ce 5 août 1943, tandis qu’il prend un bain de soleil et que somnolent ses gardiens, il ne s’adresse plus à des Romains, comme il le faisait depuis le balcon du palazzo Venezia, mais à un jeune étranger sur une plage de carte postale, dans cette belle Italie qui va bientôt signer un armistice et trahir le Reich :
« Les Américains nous prennent tous pour des mafieux, les Anglais pour des comiques ou des garçons de café, les Russes pour des chanteurs. Les Français, eux, nous détestent parce qu’ils détestent tout le monde… Pour les Italiens, la trahison, au même titre que l’adultère, fait partie de l’amour. S’ils réussissent à trahir les Allemands, ils ne les en aimeront que plus. Bien sûr ils feront semblant de les haïr pour justifier leur action, mais en leur for intérieur ils aimeront à jamais les Allemands. Ce qui est encore plus étrange, c’est que de leur côté les Allemands nous aiment aussi, même s’ils nous considèrent comme une race inférieure. D’abord parce que, avant nous, personne ne les a jamais aimés ; ensuite parce qu’ils sont conscients que nous les sauvons de la plus terrible catastrophe de leur histoire. Nous les sauvons de la défaite. Ils ont besoin que nous restions leurs alliés pour pouvoir nous reprocher ensuite d’avoir perdu la guerre. »
D’aussi dangereuses liaisons sur fond cacophonique de mandoline et de grosse caisse relèvent presque du théâtre de boulevard, voire du théâtre de l’absurde. Or les guerres sont précisément ce que l’homme a inventé de plus tragiquement ridicule et de plus tristement comique, nous laisse entendre Branko Bokun au fil de ces pages pleines de gravité et d’humour rédigées et publiées en anglais près de trente ans après la fin du conflit1. Trente ans encore et il se relisait dans une traduction italienne, si bien taillée pour le sujet2. Décédé le 1er janvier 2011 à l’âge de quatre-vingt-dix ans, il n’aura pas eu le temps de découvrir la présente édition, en ce français qu’entre autres langues il maîtrisait aussi.
Il est né le 28 juin 1920 en Dalmatie mais a grandi dans le Banat, peuplé de Serbes, de Croates, de Hongrois, de Slovaques, de Roumains, de Tziganes, de Juifs, d’Allemands et même de quelques descendants de Français. Plus tard il aimera rappeler qu’en ce temps-là les gens autour de lui faisaient l’effort de parler ou de comprendre un autre idiome que le leur.
Extraits
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