#Roman francophone

Un point dans le ciel

Alexandre Lacroix

Tout à l'heure, avenue de la République, j'ai entendu une femme, assise au milieu d'un groupe de clochards, qui braillait en levant haut sa canette : " Il paraît que le scratch, c'est pour demain ! Nous, on s'en fout, on est prêt pour l'atterrissage ! " Elle répétait à l'envi, visiblement très contente d'elle, sa petite phrase, sa trouvaille " Le scratch est pour demain ! "

Par Alexandre Lacroix
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Littérature française

 

 

 

 

 

 

« Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon tout entier ? Qu'avons-nous fait à désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? »

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir

 

 

 

 

 

Au bout du voyage

 

 

Le Boeing a creusé un sillon profond, long de huit cents mètres, sur la terre durcie par le gel. Quand l'appareil en détresse a percuté le sol, ses ailes n'ont pas résisté au choc. Les trains d'atterrissage, les moteurs et la queue ont été emportés. Au beau milieu du fuselage, un trou forme une bouche d'ombre. Ici et là dansent des flammèches, jaillissent des étincelles. Quelques fumées pâles s'élèvent.

Tout autour, c'est la nuit polaire, pas totale à cette saison, d'un gris bleuâtre, comme l'acier. Le Boeing s'est écrasé sur un terrain de plaine, non loin du village de Sisipuk. À l'horizon, se détachent de noirs massifs de sapins. Le vol lourd d'un rapace, un harfang au plumage beige, froisse l'air.

Du fier avion qui venait de traverser l'Atlantique, chargé de vies, il ne reste que ce quinconce de tôles arrachées, ce lit de cendres brûlantes sur la neige.

 

 

 

 

Huit heures plus tôt

 

 

Max tend son passeport à un douanier jeunot, occupé à discuter avec un collègue. L'homme en uniforme parcourt distraitement les pages tamponnées de visas, par acquit de conscience, et fait signe de passer.

Max traverse le duty free, dont la plupart des boutiques ont déjà fermé. Il n'est guère en avance. Il prend un escalator sans s'attarder, et se dirige vers son portail d'embarquement. En haut, dans le salon d'attente, les passagers de son vol sont là, au complet semble-t-il, qui bavardent par petits groupes. Ce ne sont pas des touristes ordinaires, ils n'ont pas les bras chargés de paquets ni de sacs de sport. Il n'y a pas d'enfants parmi eux, ni de familles, ni de businessmen blafards. Ils se sont mis sur leur trente et un, constate Max. Les hommes portent des chaussures cirées de frais, des costards griffés, quelques-uns ont même sorti le smoking. Des effluves d'after-shave, de parfums alcoolisés et de tabac flottent dans l'air. Les femmes ne sont pas en reste. Jupes courtes. Fuseaux des jambes dessinés par des bas fantaisie. Escarpins pointus, coiffures recherchées. Stretch et froufrous. Elles ont des hauts légers qui leur découvrent les bras, les épaules, les omoplates, la gorge. Comme il ne fait pas si chaud dans ce vaste complexe, en tout cas la température est plus basse qu'à l'extérieur, elles piétinent ou se frictionnent, frissonnent sous les bouches rafraîchissantes des climatiseurs.

Ces passagers-là boudent les sièges. Ils se tiennent debout comme s'ils étaient sur la sellette, parés à affronter quelque épreuve décisive. Ils doivent tous avoir un coup dans le nez, estime Max en tendant l'oreille à leur raffut. Des rires bruyants, des voix exagérées résonnent. Les plaisanteries fusent. Une gaieté égrillarde, presque anxieuse, règne parmi ces attroupements. N'était leur âge, on dirait une volée d'écoliers en récré. Derrière leur guichet, deux hôtesses lorgnent cette animation joyeuse, un sourire professionnel aux lèvres, avec l'œil froid de mannequins de cire. Max partagerait presque leur indifférence. Des clubs, des boîtes, des virées nocturnes il s'en est tellement payé dans sa vie que sa réserve d'émerveillement est à sec.

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17/08/2004 245 pages 18,30 €
Scannez le code barre 9782080687166
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