Michigan
Autrefois c'était Cliff et Vivian, mais maintenant c'est fini.
Sans doute qu'il faut bien commencer quelque part. Nous sommes restés mariés trente-huit ans, un peu plus que trente-sept, mais moins que trente-neuf, le nombre magique.
Je viens de me préparer mon dernier petit déjeuner ici, à la vieille ferme, un bâtiment qui a beaucoup changé durant notre mariage à cause des lubies de Vivian et de mon labeur.
Je l'ai sentie s'éloigner de moi l'an dernier, au cours de notre quarantième réunion des anciens élèves du lycée dans un parc de Mullet Lake. Je suis libre, blanc et âgé de soixante ans, mais je n'ai aucune envie d'être libre. Je veux récupérer Vivian, même si on m'a clairement fait comprendre que ça a peu de chances d'arriver.
À cette réunion, nous avons eu la surprise de voir se pointer Fred, l'ancien élève parti du lycée en classe de seconde. Ses parents, des gens chics qui passaient l'été à Petoskey, avaient amené Fred de Chicago pour qu'il entame sa seconde avec nous autres, les gamins des petites villes et de la campagne. Fred avait eu des ennuis à Chicago, et il en avait eu ici aussi, du coup ses parents l'avaient retiré du lycée au milieu de son année de seconde pour l'expédier à l'académie militaire de Culver, dans l'Indiana, le genre d'endroit où les jeunes chenapans issus de familles riches étaient censés être remis dans le droit chemin.
Fred est donc arrivé à notre quarantième réunion dans une voiture de sport italienne dont je ne connaissais même pas la marque, et nous avons tous été d'accord pour dire qu'elle rugissait un peu comme le lion que j'avais entendu des années plus tôt au zoo de Grand Rapids. Bref, il a emmené Vivian faire un tour dans son bolide. Ils en pinçaient l'un pour l'autre au lycée. Ils ont disparu pendant plus d'une heure. Tout le monde s'est retrouvé gêné, surtout moi, mais personne n'a rien dit, même si la bière coulait à flots. Quand ils sont revenus, Vivian avait des taches d'herbe sur les genoux et j'ai eu l'impression qu'entre eux c'était une affaire qui roulait. Je ne m'attendais vraiment pas à ce que mon épouse de cinquante-huit ans se livre à ce genre de frasques. Mais à ce moment, je n'avais pas le temps d'être jaloux ou d'avoir le cœur brisé, car je devais récolter cinquante arpents de cerises griottes plus dix de bigarreaux, ce qui m'a pris un mois entier – durant lequel le sort de Fred et Vivian s'est scellé.
Nous nous sommes mariés après que j'ai décroché ma licence à l'université du Michigan, où Vivian étudiait depuis deux ans. J'ai enseigné l'histoire et l'anglais au lycée d'où nous étions sortis, et dès que notre fils a quitté la maison, Vivian a trouvé un travail dans l'immobilier pour vendre des fermes, des maisons de vacances et des cottages. J'ai repris la ferme lorsque le père de Vivian est mort en pêchant la perche dans Les Chenaux, des îles près de Cedarville. Ce gros con fort comme un Turc essayait de transporter cinquante kilos de filets de perche conservés dans la glace depuis un chalet jusqu'à son pick-up. Résultat : crise cardiaque. Peu après l'enterrement, Vesper, la mère de Vivian, s'est enfuie en Arizona, dans un endroit justement nommé Carefree (Sans-souci). C'est ainsi que je suis devenu paysan malgré mes études supérieures et mon métier de prof de lycée, vaines tentatives pour échapper au destin familial.
Extraits
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