#Roman francophone

Une sirène à Paris

Mathias Malzieu

"Surprisiers : ceux dont l'imagination est si puissante qu'elle peut changer le monde - du moins le leur, ce qui constitue un excellent début". Après le bouleversant Journal d'un vampire en pyjama, Mathias Malzieu retrouve la veine du merveilleux de La Mécanique du coeur avec cette Sirène à Paris, l'histoire d'amour impossible entre un homme et une sirène dans le Paris contemporain. Nous sommes en juin 2016, la Seine est en crue. De nombreuses disparitions sont signalées sur les quais. Attiré par un chant aussi étrange que beau, Gaspard Snow découvre le corps d'une sirène blessée, inanimée sous un pont de Paris. Il décide de la ramener chez lui pour la soigner, mais tout ne passe se pas comme prévu. La sirène explique à Gaspard que les hommes qui entendent sa voix tombent si intensément amoureux d'elle qu'ils en meurent tous en moins de trois jours. Quant à elle, il lui sera impossible de survivre longtemps loin de son élément naturel... A travers ce conte moderne, Mathias Malzieu questionne l'engagement poétique et le pouvoir de l'imagination dans une époque troublée. Ce livre est une déclaration d'amour à l'amour, au panache, à l'épique, à la camaraderie et à la surprise.

Par Mathias Malzieu
Chez Albin Michel

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Genre

Littérature française

Pour Rosy, la sirène à Paris

 

 

« Les seuls gens vrais pour moi sont les fous, ceux qui sont fous d’envie de vivre, fous d’envie de parler, d’être sauvés, fous de désir pour tout à la fois, ceux qui ne bâillent jamais et qui ne disent jamais de banalités, mais qui brûlent, brûlent, comme des feux d’artifice extraordinaires qui explosent comme des araignées dans les étoiles, et en leur centre on peut voir la lueur bleue qui éclate et tout le monde fait “Waouh !”. »

Jack Kerouac, Sur la route

 

 

1


Il pleuvait en plein soleil sur Paris, ce 3 juin 2016. La tour Eiffel se laissait pousser les arcs-en-ciel, le vent coiffait leurs crinières de licorne. Les grelots de pluie rythmaient la métamorphose du fleuve. Les embarcadères se transformaient en plages de bitume. L’eau montait, montait et montait encore. Comme si quelqu’un avait oublié de fermer le robinet de la Seine.

Sur les berges, des roseraies de parapluies fleurissaient en accéléré. Ambiance défilé de mode en bottes de pluie. Tout le monde voulait voir le fleuve sortir de son lit. Oubliée, Notre-Dame. La nouvelle star, c’était la Seine !

Paris s’argentait sous un crachin de mercure. De part et d’autre des ponts se formaient de gris lagons. Les routes s’évaporaient à la lisière d’un monde nouveau. Le marquage au sol disparaissait dans les abysses. Les feux de signalisation se changeaient en périscopes passant du vert au rouge en silence. Une famille de canards circulait en sens interdit.

Le courant charriait des arbres arrachés aux forêts voisines. Debout sur un tronc, un renardeau s’offrait une visite privée de la Ville lumière. Ballons de foot, fauteuils roulants, bicyclettes et autres coffres-forts dérivaient à sa suite.

Paris donnait l’impression de chavirer dans son propre tourbillon. Les péniches du centre avaient été évacuées. Imperturbables, les bouquinistes de l’île Saint-Louis enveloppaient leurs livres dans des poches en plastique, comme s’ils préparaient des cadeaux d’anniversaire pour les morts. Depuis le début de la crue, plusieurs disparitions avaient été recensées.

 

 

2


Une épidémie de K-way frappait le centre-ville. La pluie continuait de tomber avec la régularité d’une horloge. Ça faisait des bruits d’applaudissements. Bravant les éléments, un vieux patineur à roulettes slalomait le long du pont d’Arcole. Les rares enfants qu’il croisait le regardaient comme un super-héros démodé.

Un joggeur en survêtement rouge le dépassa en chantant fort et faux une chanson de Mariah Carey. Son corps ruisselait mais son cœur semblait imperméable. La pluie ne s’arrêtait plus de tomber. Et la Seine de monter.

 

Sur le pont, les gens pêchaient directement du parapet, d’autres voulaient faire des tours de barque. Certains étaient munis d’épuisettes. C’était la pêche au canard, mais pour adultes. Avec sa barbe et ses rollers quad, Gaspard Snow incarnait parfaitement cet anachronisme. On aurait dit un père Noël en civil abandonné par ses lutins en plein Paris.

L’asphalte ressemblait à un lac gelé en plein dégel. La chaussée était gorgée d’eau. Chaque seconde, Gaspard risquait la chute. Le vent soufflait, son corps faisait voile. Le sol était beaucoup trop glissant pour freiner.

Quai de l’Hôtel-de-Ville, les cumulus s’amoncelaient. Leurs ventres dodus trempaient dans le fleuve. Une fille en fleur flânait, sa glace Berthillon plantée dans les nuages. La navigation des bateaux-mouches avait été interrompue pour éviter de décapiter les touristes en passant sous les ponts.

Près du quai aux Fleurs, une Clio inondée jusqu’au pare-brise avait viré à l’aquarium sur roues. Une truite égarée louvoyait entre le siège passager et la banquette arrière. Le fleuve régurgitait des objets comme si le passé remontait à la surface. Scooter préhistorique, téléphone à cadran, télévision à coins arrondis… Le vide-grenier du temps qui passe.

 

À l’angle du quai de Montebello, Gaspard perdit le contrôle de ses patins. Il dérapa dangereusement vers une colonne Morris qu’il esquiva tel un toréador. Mais il lui fallait rejoindre au plus vite le Flowerburger. Cette péniche, c’était tout ce qui lui restait de sa grand-mère récemment décédée. Le cœur de son fantôme battait encore dans sa coque…

D’après les calculs de Gaspard, le Flowerburger aurait dû se trouver face à lui. À sa place, un grand rien saupoudré de brume. La crue avait rendu la plupart des bateaux inaccessibles. Il vérifia l’adresse, il était pourtant bien face au 34, quai de Montebello !

En contrebas, Gaspard distingua une silhouette fripée, collée à son banc comme la moule à son rocher. Il s’approcha. C’était un très vieil homme aux airs de nain de jardin, tout en barbe et petit bonnet. Journal roulé en poche et armé de Thermos et biscuits, il semblait décidé à ne rien rater du spectacle de cette crue extraordinaire. Il écoutait « Non, je ne regrette rien » d’Édith Piaf sur un antique mange-disque orange. Un chat tigré blotti sur ses genoux faisait office de bouillotte. Ils avaient l’air heureux tous les deux sous leur grand parapluie noir, aux premières loges pour assister aux prémices de l’apocalypse.

– Bonsoir, monsieur, excusez-moi… Connaîtriez-vous le Flowerburger ? C’est une péniche, elle est amarrée ici normalement…

Pas de réponse. Pas même un mouvement. Le vieil homme fixait la surface de l’eau, comme hypnotisé par les tourbillons qui s’y formaient. Avait-il vu quelque chose ?

 

Gaspard poursuivait ses recherches dans le labyrinthe de brume. Le doute se transformait insidieusement en inquiétude. Plus rien ne ressemblait à rien. Les dieux étaient en train de retourner Paris comme une boule à neige. Entre Notre-Dame, l’Hôtel de Ville et le Louvre se dessinait un nouveau triangle des Bermudes.

Gaspard se dit qu’un jour, à force de réchauffement climatique, Paris serait totalement engloutie. À la surface du fleuve, on devinerait les vestiges d’une civilisation disparue. Le sommet rouillé de la tour Eiffel, les bulbes du Grand Palais et l’obélisque de la Concorde seraient autant d’ancres pendues à l’envers du monde. La grande roue servirait de télécabine pour remonter à la surface. Les guides touristiques se reconvertiraient dans la plongée, le subway deviendrait submarine, chaque jour on irait chercher sa bouteille d’oxygène chez l’épicier du coin. Partout dans les rues, des concessionnaires de sous-marins. Les habitants des abysses apprendraient à se souvenir du soleil et en chérir le moindre reflet.

 

Au loin, les horloges du musée d’Orsay brillaient comme deux grosses lunes jumelles. Un camion-poubelle ramassait des restes d’arc-en-ciel. Pour éviter de se mouiller les pattes, les pigeons se posaient sur son toit. À mesure que l’eau montait, les ponts semblaient rétrécir. Le zouave de l’Alma ne tarderait plus à boire la tasse. L’orage grommelait, grommelait et grommelait encore. La nuit continuait son travail d’assombrissement.

Gaspard était trempé, chacun de ses mouvements faisait des bruits d’éponge pressée. Un frisson de grippe, des palpitations contre les tempes mais aucune trace du Flowerburger.

Soudain, un lampadaire claqua.

Puis un éclair décapita le ciel.

Et tout s’éteignit d’un coup.

La grande horloge du Temps venait de faire un infarctus. Paris était plongé dans l’obscurité. Nuit noire, à perte de vue.

 

 

3


Une lueur se mit à palpiter au pied du pont Saint-Michel, disparaissant aussi vite qu’elle apparaissait. Le vieux pêcheur ne bougeait plus, comme si la foudre l’avait soudé à son banc. Le vinyle d’Édith Piaf tournait en boucle sur la même phrase : « Non, non, non, je ne… Non, non, non, je ne… »

Puis un son étrange retentit. De tout petits bruits de cristal, mais suffisamment précis pour qu’on distingue une mélodie.

Le chat tendit l’oreille et se dressa sur ses pattes.

Un canard plongea dans une flaque de bitume et se cassa le bec en deux.

Le vieux pêcheur se leva mécaniquement. La berceuse magnétique l’enveloppait. Il s’approcha lentement du fleuve en fredonnant la mélodie, tel un fantôme téléguidé par la brume.


*

Gaspard Snow glissait au ralenti le long du quai. Il ne reconnaissait plus sa ville. La bruine sucrait les nuages à l’envers, sans s’arrêter. Silence de neige et couloirs de brume à perte de vue.

Comme Paris, son cœur avait sombré ! Mais comme Paris, lui non plus ne céderait rien à la nuit. Fluctuat nec mergitur1 ! Gaspard était né loin de la capitale mais, depuis les attentats, son cœur battait pour elle. Quelque chose de cette ville coulait désormais dans son sang. Çà et là les lumières recommençaient à étinceler, se reflétant dans les gouttes de pluie. Sur le boulevard du Grand Palais, les colliers de lampadaires se rallumèrent. La ville revenait à elle, par à-coups. Les peintres de crépuscule reprirent leur boulot d’empourpreurs au ras du fleuve. Au loin, la tour Eiffel scintillait comme une bouteille de champagne électrique.

Gaspard tournait en rond sans s’en rendre compte, passant et repassant au même endroit.

Jusqu’à ce qu’il reconnaisse le banc du vieil homme. Le grand parapluie noir ressemblait à un cadavre de chauve-souris empalé dans un arbre de chrome. Le vent secouait ses ailes inanimées à travers la brume. Le chat miaulait de désespoir avec son copain le canard au bec pété. Le mange-disque continuait de crachoter l’absence de regrets d’Édith mais le pêcheur, disparu.

Dressé sur la pointe de ses patins, Gaspard approcha un ponton décapité par le fog. Les planches de bois craquaient à son approche. Ses pulsions cardiaques s’accélérèrent. Son mauvais pressentiment se transformait en quasi-certitude : le pêcheur et le Flowerburger avaient été engloutis. Sa coque était fragile et le pont facilement inondable. Il pensait à une discussion qu’il avait eue avec son père qui voulait débarrasser le Flowerburger du fantôme de Sylvia. Il était trop lourd selon lui, il finirait par faire couler le bateau.

– Et tu vas en faire quoi, de son fantôme ? Tu vas le déposer aux encombrants ?

– Je vais juste l’oublier suffisamment pour qu’il ne prenne pas toute la place et que la vie continue !

 

La berceuse magnétique reprit doucement. Une partie de son cerveau sommait Gaspard de passer son chemin, l’autre de trouver la source de cette étrange berceuse. Elle semblait le suivre. Lorsqu’il arrêtait de marcher, elle s’arrêtait. Il ne pouvait s’empêcher de la fredonner, comme s’il la connaissait depuis toujours.

Un souvenir, une sensation remonta de très loin. Le son de l’orgue de verre que s’était confectionné sa grand-mère. Elle mouillait le bout de ses doigts avant de les faire glisser sur le rebord des coupes, la vibration du cristal les enveloppait.

L’orage recommença à gronder. Gaspard cheminait à tâtons parmi des buissons gorgés d’eau. Au loin, le journal du pêcheur ondulait au gré des remous de la Seine. « Paris 2016, crue classée. Plus de six mètres, un niveau jamais constaté en plus de trente ans ! » Un peu plus bas, son chapeau tournoyait à la surface du fleuve.

La guirlande de lampadaires fit une nouvelle crise de faux contacts. Gaspard s’immobilisa un instant. La mélodie se rapprochait. Le vent portait le son, le déposait au creux de ses tympans. Il en était sûr maintenant, c’était la cantilène que Sylvia lui jouait pour l’endormir !

Gaspard ressentit un picotement dans la poitrine, ainsi qu’une sensation presque agréable de vertige. L’envie de se laisser aller au gré des souvenirs embrumait son esprit…

Soudain, une main lui agrippa l’épaule.

 

 

Note


1. La devise de Paris : « Il est battu par les flots, mais il ne sombre pas. »

 

 

4


– Gaspard !

Il reconnut la voix amicale d’Henri.

– Tu t’es encore perdu, toi…, ajouta le cuisinier du Flowerburger dans un sourire tordu par la clope qu’il essayait d’allumer.

Ruisselant, Gaspard haussa les mains en guise de réponse. Le cuisinier pointa une source lumineuse derrière lui. Gaspard se retourna et le Flowerburger apparut, tel un vaisseau fantôme surgi du brouillard. Vaillant, insubmersible, il semblait être là depuis toujours.

– Tu es censé être sur scène depuis dix minutes… Ta guitare et ton ukulélé sont accordés et les choristes sont prêtes ! lui annonça Henri avec son sourire de jeune Belmondo à moustache.

Henri et Gaspard entrèrent dans une trappe à même la coque du bateau qu’ils appelaient « l’entrée des artistes ». La camaraderie qui les unissait laissait à penser qu’ils étaient frères.

 

Au même moment, un jeune homme habillé en zazou des années 40, veste longue et cintrée, pantalon court, chaussures pointues et tignasse de lionceau, s’arrêta devant l’entrée de la péniche. L’enseigne rouillée indiquait sobrement « Burgers ». D’anciens bureaux d’écoliers couverts de graffitis faisaient office de tables. Du placo mal fini et un écran qui diffusait un match de football. Trois supporters égarés commentaient à coups de « Boum, j’te djis ! » dès qu’un joueur de leur équipe favorite dépassait la ligne médiane.

– Je voudrais aller dans la coque, lança le zazou à la serveuse derrière le bar.

Son chignon avait une forme de donut. Son corps était un assortiment de desserts.

– Vous êtes sûr ?

– Plus que sûr !

– Vous avez le mot de passe ?

– Oui… hum… « Les fantômes de mes souvenirs sont accoudés au comptoir. »

– Suivez-moi…

« Booooooum, j’te djiiis ! » entendait-on encore.

Au fond de la salle, la serveuse désigna une porte blanche qui semblait mener aux cuisines. Cette porte donnait en réalité sur un escalier insonorisé. En bas, une trappe ouvrait sur le cœur du bateau : Le Flowerburger, un cabaret caché au fond de sa coque. Un inframonde, séparé du reste de la ville par un simple sas.

 

Tout au Flowerburger était délicatement intrigant. Des licornes en bois aux livres anciens entassés sous le bar, chaque objet semblait abriter un secret, une histoire. Visiter la coque de la péniche revenait à visiter le cœur de Sylvia Snow.

La grand-mère de Gaspard était tombée amoureuse de ce bateau, avant de tomber amoureuse dedans. Nous étions en 1943, elle tenait une épicerie sur le pont et cachait des résistants dans la coque. Sylvia avait construit ce bateau comme un rêve, un refuge féerique mais bien réel. Quelques bougies, du bois et de l’étoupe. Une atmosphère de nid. On avait la sensation d’avoir rétréci pour y entrer. Au fond de la salle trônait une boîte à musique géante dans laquelle tournoyait une danseuse à taille humaine.

 

Henri avait regagné son poste. Installé au comptoir, il composait les fameux burgers aux fleurs qui avaient donné son nom au bateau. Il découpait les tiges et triait les pétales avec la dextérité d’un croupier de poker. Il harmonisait les couleurs en fonction de chaque recette. Ses sandwichs étaient aussi beaux que bons.

Face au bar, une sorte de cabine photomaton en bois patiné sur laquelle il était inscrit : « Record your own voice in the voice-o-graph ». On pouvait y graver instantanément sur vinyle une minute de chanson ou un message, comme un polaroïd, mais musical. Tout autour, un empilement de boîtes minutieusement scellées, avec des noms, des dates différentes.

 

Le zazou commanda un Flowerburger à la rose, pour l’assortir avec son nœud papillon rouge. S’habiller ainsi participait à l’effet « machine à remonter le temps » du lieu. Quitter 2016 pour atterrir dans les années 40. Tous ceux qui connaissaient le mot de passe jouaient le jeu.

Gaspard surgit de derrière la boîte à musique armé de sa guitare criblée d’autocollants et de son porte-harmonica aux airs d’appareil dentaire, prêt à en découdre. Avec lui, The Barberettes, le groupe de choristes à demeure. Trois filles qui ressemblaient à des danseuses de boîte à musique vivantes.

 

Chaque soir, Gaspard portait à bout de bras ce rêve : sauver le Flowerburger. Il avait signé un pacte avec lui-même et n’y dérogeait pas. « Tu es le dernier des Surprisiers et cette péniche en est le dernier bastion », lui avait dit sa grand-mère avant de mourir.

Dans la famille, on ne plaisantait pas avec l’imagination. « The poetry of war », disait Sylvia. « Échapper, s’échapper, travailler à son rêve jusqu’à le transformer en réalité. » Un art de vivre et de résister même en temps de guerre, surtout en temps de guerre. Une malice, un pas de côté. Une invitation à voir plus encore qu’à regarder. Destruction de l’esprit de sérieux, ardeur poétique.

Gaspard avait promis à sa grand-mère qu’il transmettrait cet art de vivre. Depuis sa mort, Gaspard se définissait exclusivement par sa capacité d’émerveillement. Être un rêveur de combat, vivre en accéléré pour ne pas gâcher la moindre particule de seconde. Démangeaison d’étoile filante. Il ressentait tout plus fort que les autres. Il pouvait être l’homme le plus heureux et le plus triste du monde dans la même seconde. Trop était sa juste mesure. Burn-in pour éviter le burn-out.

Il montait sur scène comme sur un ring, armé de sa guitare et vêtu d’un costume noir : « Les fantômes de mes souvenirs sont accoudés au comptoir », hululait-il, hanté par l’esprit des Surprisiers. Il convoquait ses fantômes, s’en électrocutait, les invitait à lui passer sur le cœur. Il les incarnait avec une telle intensité qu’il éprouvait de grandes difficultés à retourner dans le monde réel ensuite. Ces concerts étaient à la croisée d’une séance d’hypnose, d’un enterrement au Mexique, du stand-up et d’un goûter de Noël. Quelque chose qui était de l’ordre de la crise de nerfs et de l’explosion de joie. Le tout chauffé à blanc dans une marmite de rock’n’roll remplie de chansons de cow-boys. Mais être Surprisier, c’était décider d’être l’Indien. Celui qui va voir l’ailleurs si j’y suis. Celui qui prend le risque de désobéir. Surprendre et se surprendre au point d’accéder au rang de Surprisier suprême : Arrêteur de temps.

 

Gaspard défendait l’idée du secret de la coque. Son père lui conseillait de casser la cloison pour bénéficier d’un plus grand espace, de mettre en place une cuisine et un menu classiques, pas seulement des burgers avec des fleurs. Mais le jeune homme vibrait pour ce monde qu’avait créé Sylvia. Son monde. Son père le comprenait mais ne supportait plus de vivre au milieu de ce bestiaire de souvenirs. C’était trop douloureux. Il exprimait son deuil par un besoin de table rase, à l’exact opposé de Gaspard. Camille était ce magicien mélancolique jamais remis de la mort de sa mère. À l’époque, on l’appelait « le king du close-up ». Il était l’un des plus grands Surprisiers. Mais depuis la disparition de Sylvia, le cœur n’y était plus. La mélancolie l’avait englouti. Il ne se ressemblait plus vraiment. Gaspard et Camille souffraient des mêmes maux, mais se soignaient avec des traitements différents. Cela les éloignait et ils pâtissaient de cet éloignement. Gaspard détestait l’idée que son père ait pu abandonner ses rêves à ce point. Camille détestait l’idée que son fils ait pu abandonner sa réalité à ce point. L’entretien du Flowerburger coûtait cher et il ne rapportait plus assez d’argent.

 

Ce soir, à quelques zazous près, le Flowerburger était désert. Personne n’écoutait. La crue et ses mystérieuses disparitions étaient sur toutes les lèvres. Tout le monde disait avoir vu quelque chose, mais personne ne racontait la même histoire. Pour soutenir Gaspard, Henri jeta quelques confettis en haranguant la foule indifférente…

Un clappement sonore et régulier retentit au fond de la salle, attirant les regards. Une pin-up tout droit sortie d’un Tex Avery applaudissait en crachant des petits cercles de fumée.

Sans cesser d’applaudir, elle avança jusqu’au comptoir, dans un roulis de hanches à vous donner le mal de mer. Ses ongles étaient si impeccablement vernis que ses mains faisaient penser à un cerisier. Un cerisier avec une clope entre les branches. Et tant de fleurs dans son chignon roux qu’on aurait pu remplir trois burgers. Sa chute de reins ne tombait pas, elle déferlait. Elle avait des seins comme des gâteaux d’anniversaire. Henri était complètement hypnotisé. Toute la salle l’était.

Sauf Gaspard, qui venait de s’accouder au bar et n’en avait que pour son whisky écossais. La pin-up se mit à fredonner « les fantômes de mes souvenirs sont accoudés au comptoir » en faisant quelques pas de claquettes. Ce qui ne lui fit aucun effet. Rien. Pas l’ombre d’un frisson.

– Ohé, t’es avec nous ? Jessica Rabbit a chanté ta chanson ! dit Henri, exalté.

– Et alors ?… Sers-moi plutôt un autre whisky, va.

Henri se prit le visage entre les mains, aussi dépité que si son équipe venait de rater un penalty en finale de Coupe du monde.

– Et alors, il en a de bonnes… Et alors c’est un avion de chasse, mon poulet !

Gaspard haussa les épaules en souriant.

– Plus pour moi tout ça. Je suis immunisé je te dis !

Henri connaissait sa tirade par cœur. Pour couper court, il servit à Gaspard un autre Talisker, son whisky préféré. Un genre de feu liquide qui vous transforme en dragon inversé.

Autour, l’assemblée était hypnotisée par la créature. Le zazou souriait, béat, avec des morceaux de fleurs coincés entre les dents.

 

 

 

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06/02/2019 240 pages 18,00 €
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