À Toi qui ne liras jamais ce livre.
« Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. »
Albert Camus, « Noces à Tipasa », Noces
PARTIE I
Alger, avril 1970
Le tramway se hissait avec peine vers les hauteurs de la ville. Les mains solidement arrimées à la barre d’acier, l’homme avait regardé défiler les faubourgs privés d’ombre, les jardins où l’on paressait sur les bancs, les rues étouffées de poussière, les rangées de palmiers étirés vers le ciel, les bougainvilliers qui dévalaient les balcons. À présent, il balayait d’un air désapprobateur les hommes et les femmes massés autour de lui.
Pourquoi n’était-il pas venu en voiture ? La sueur coulait dans son dos. Il sortit un mouchoir de sa veste et s’épongea le front. Parfois, des regards curieux s’attardaient sur lui et son cœur s’emballait.
Allons, du calme, ce n’est pas toi qu’ils regardent, c’est ta peau blanche, tes mains propres, tes vêtements… Ce n’est pas toi, c’est l’étranger que tu es.
Le wagon ralentit davantage, jusqu’à donner l’impression de s’immobiliser. On attendait sans protester, en regardant le ciel plein de chaleur qui semblait encore si loin.
Même pas dix ans depuis l’indépendance, et c’est comme si tout cela n’avait jamais existé, comme si nous ne nous étions jamais vus.
Louis Racine s’avança vers la portière. Il savait qu’on l’observait toujours, qu’on s’écartait pour éviter de le toucher. Il sauta à terre et s’éloigna d’un pas vif. Au détour d’une ruelle, là où deux façades blanches formaient un coude, quelques bottes de fleurs patientaient dans des bassines. Il poussa la porte de la boutique et se trouva nez à nez avec une Européenne d’une grande élégance. Il s’arrêta net, bloquant du même coup le passage à la jeune femme. Elle l’observa un moment et se mit à lui sourire. Sa voix l’appelait en silence. « Venez, venez vite. »
Elle fit un pas en avant, une main sur la poignée de la porte.
– Excusez-moi…
Racine s’écarta pour la laisser passer. La jeune femme disparut dans la blancheur du jour. L’espace se creusa autour de lui.
– Bonjour, monsieur, qu’est-ce qu’il te faut ?
– Je vais vous prendre des genêts.
– Des genêts, oui, monsieur. Combien ?
– Je ne sais pas. Un bouquet.
– Comme ça, c’est bien, monsieur ?
– Oui, c’est très bien.
Extraits
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