PREMIÈRE PARTIE
PARCOURS : ENTRETIENS AVEC DANIEL DEFERT
1.
Où commence une vie
Votre histoire familiale est-elle déterminante dans vos engagements ?
Bien que sociologue, je verrais ma vie d’abord liée à des événements plutôt qu’articulée à des déterminants sociaux au sens strict, même si je suis sûr que vos questions vont contribuer à l’articuler ainsi. Ces événements ? La guerre d’Algérie, ma rencontre avec Foucault ainsi que l’ascèse et l’aventure intellectuelle que j’ai, sinon partagées, du moins vécues auprès de lui, 68 et les années qui suivirent avec les prisons, la mort de Foucault et la confrontation au sida. De ces épisodes, je me sens plus témoin qu’acteur.
Souvenirs d’enfance ? Le plus net est probablement la libération de ma ville. Je n’avais pas encore sept ans. J’ai vu arriver les autobus que nous prenions pour aller en vacances dans le Morvan, couverts de branchages et de Français casqués allongés sur le toit, fusils pointés, et une population craintive puis en liesse. Les Allemands avaient quitté la ville dans la nuit, et nous, ma famille, qui étions mitoyens d’un hôtel occupé bruyamment par la troupe, notamment des Russes blancs, n’avions rien entendu. Je revois chaque heure de cette journée, les arrestations immédiates de gens que j’identifiais – d’ailleurs nous connaissions autant les arrêtés que les nouveaux chefs –, les femmes tondues sur la place Vauban, le pillage de la Kommandantur où j’ai récupéré un casque, les feux de pancartes nazies, l’alerte au milieu de l’après-midi, le cri « ils reviennent ! », les rideaux de fer baissés. Les jours suivants, mes parents se sont empressés de me faire confectionner par notre menuisier un fusil de bois pour jouer au résistant avec mes camarades. J’ai rapidement troqué mon fusil et mon casque allemand pour avoir le droit de porter un voile d’infirmière.
Vos premières émotions fortes sont donc liées à cette libération politique…
Je ne peux pas me retenir d’associer la violence de ces émotions à celle qui me saisit en 1962, pendant les accords d’Évian, lorsque mes camarades dévoilèrent le portrait de Ben Bella au 115, boulevard Saint-Michel, l’adresse du local des étudiants algériens pro-FLN. Jusque-là, le drapeau algérien l’avait masqué, entre le deuil et l’attente. Oui, je découvris que rien ne me bouleversait plus qu’une libération. Des années plus tard, apercevant Ben Bella à Londres, sans réfléchir j’ai couru le lui raconter. Il m’a saisi dans ses bras et on a été tous les deux étranglés d’émotion. Il a sorti son stylo de sa poche et me l’a donné, que je conserve à côté de celui de Foucault. Je sais combien est fragile une libération. Je suis enchanté que le mariage gay soit acté. Toute libération révèle l’impensé de l’injustice qui l’a précédée – une injustice dont il est difficile de se sentir complètement innocent.
Extraits
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