#Roman francophone

Une vieille histoire. Nouvelle version

Jonathan Littell

Sous le titre, ces mots : "nouvelle version". Que veulent-ils donc dire ? "Nouvelle" renvoie, de toute évidence, à une autre version, "originale". Mais quel écart veut-on ainsi marquer ? Le "nouveau" livre efface-t-il le "premier", qui n'en serait dès lors qu'une partie, ou une tentative manquée, incomplète ? Si l'écriture d'un livre est une expérience, la publication y met un terme, définitif. Or, pour une fois - la parution, en 2012, d'un récit en deux chapitres sous le titre Une vieille histoire -, cela n'a pas été le cas. Pourquoi, je ne sais pas ; toujours est-il qu'un jour j'ai constaté que le texte, comme un revenant, continuait mystérieusement à produire. Il a donc fallu recommencer à écrire, comme s'il n'y avait pas eu de livre. Curieuse expérience. Plutôt qu'une continuité, un changement de plan. Demeure le dispositif : à chaque chapitre, sept maintenant, un narrateur sort d'une piscine, se change, et se met à courir dans un couloir gris. Il découvre des portes, qui s'ouvrent sur des territoires (la maison, la chambre d'hôtel, le studio, un espace plus large, une ville ou une zone sauvage), lieux où se jouent et se rejouent, à l'infini, les rapports humains les plus essentiels (la famille, le couple, la solitude, le groupe, la guerre). Ces territoires parcourus, ces rapports épuisés, la course s'achève : dans la piscine, cela va de soi. Puis, tout recommence. Pareil, mais pas tout à fait. Or sept, ce n'est pas juste deux plus cinq. La trame, qui tisse entre eux la chaîne des territoires et des rapports humains, se densifie, se ramifie. Les données les plus fondamentales (le genre, l'âge même du ou des narrateur/s) deviennent instables, elles prolifèrent, mutent, puis se répètent sous une forme chaque fois renouvelée, altérée. La course, stérile au départ, devient recherche, mais de quoi ? D'une percée, peut-être, sans doute impossible, ou alors la plus fugace qui soit, mais d'autant plus nécessaire. J. L.

Par Jonathan Littell
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

Tout cela était réel, notez-le.

MAURICE BLANCHOT,

La folie du jour

 

 

I

 

Ma tête creva la surface et ma bouche s’ouvrit pour happer l’air tandis que, dans un vacarme d’éclaboussures, mes mains trouvaient le bord, prenaient appui et, transférant la force de ma lancée aux épaules, hissaient mon corps ruisselant hors de l’eau. Je restai un instant en équilibre au bord, désorienté par les échos assourdis des cris et des bruits d’eau, étourdi par la vision fragmentée de parties de mon corps dans les grandes glaces encadrant le bassin. Autour de mes pieds, une flaque allait en s’élargissant ; un enfant fila devant moi, manquant de me faire partir à la renverse. Je me ressaisis, ôtai mon bonnet et mes lunettes, et, jetant un dernier regard par-dessus mon épaule à la ligne luisante de mes muscles dorsaux, sortis par les portes battantes. Séché, revêtu d’un survêtement gris et soyeux, agréable à la peau, je retrouvai le couloir. Je dépassai sans hésiter une bifurcation, puis une autre, il faisait assez sombre ici et la lumière indistincte laissait à peine entrevoir les murs, je me mis à courir, à petites foulées comme pour un footing. Les parois, de couleur terne, défilaient sur les côtés, il me semblait parfois apercevoir une ouverture, ou tout au moins un pan plus sombre, je ne pouvais vraiment m’en assurer, parfois aussi le tissu de ma veste effleurait le mur et je me déportais vers le centre du couloir, celui-ci devait s’incurver, mais alors légèrement, presque imperceptiblement, juste assez pour mettre en doute l’équilibre de la course, déjà je transpirais, il ne faisait pourtant ni chaud ni froid, je respirais avec régularité, inspirant tous les trois pas une goulée d’air insipide avant de la rejeter en sifflant, coudes serrés au corps pour éviter de heurter les murs, qui tantôt paraissaient s’éloigner et tantôt se rapprocher, comme si le couloir en venait à serpenter. Devant, je ne distinguais rien, j’avançais presque au hasard, au-dessus de ma tête je ne voyais aucun plafond, peut-être courais-je enfin à l’air libre, peut-être pas. Un vif choc au coude projeta un éclat de douleur à travers mon bras, j’y portai tout de suite l’autre main et me retournai : un objet, sur le mur, luisant, se détachait de la grisaille. Je posai les doigts dessus, il s’agissait d’une poignée, j’appuyai et la porte s’ouvrit, m’entraînant après elle. Je me retrouvai dans un jardin familier, paisible : le soleil brillait, des taches de lumière parsemaient les feuilles entremêlées du lierre et des bougainvillées, proprement taillés sur leur treillage ; plus loin, les troncs noueux de vieilles glycines émergeaient du sol pour monter recouvrir de verdure la haute façade de la maison, dressée devant moi comme une tour. Il faisait chaud et j’essuyai de ma manche la sueur qui perlait sur mon visage. Sur le côté, en partie caché par la demeure, une piscine ou un bassin faisait miroiter ses eaux, un plan bleu entouré de dalles de calcaire, sa surface pâle ridée de blanc, à moitié ombragée par les longues frondes arquées d’un palmier trapu et massif. Un chat gris se coula entre mes jambes et, la queue dressée, frotta son dos contre mon mollet. Je le repoussai de la pointe du pied et il fila vers la maison, disparaissant par une porte entrebâillée. Je le suivis. Du fond du couloir, par une autre porte entrouverte, me parvenait une série de curieux bruits, des occlusives plus ou moins graves, entrecoupées de sifflements : l’enfant devait jouer à la guerre, renversant l’un après l’autre ses soldats de plomb dans un déluge de tirs et d’explosions. Je le laissai et m’engageai dans l’escalier en colimaçon qui menait à l’étage, marquant une pause sur le palier pour contempler un instant le regard sérieux, perdu dans le vide, de la grande reproduction encadrée de La dame à l’hermine suspendue là. La femme se trouvait dans la cuisine ; au bruit de mes pas, elle posa son couteau, se retourna avec un sourire, et vint se serrer contre moi avec tendresse. Elle portait une robe d’intérieur gris perle, fine et légère, je caressai à travers le tissu son flanc suave, puis plongeai mon visage dans ses cheveux blond vénitien, relevés en un chignon savamment décoiffé, pour en humer l’odeur de bruyère, de mousse et d’amande. Elle laissa fuser un rire léger et se dégagea de mon étreinte. « Je prépare à manger. Il y en a encore pour un moment. » Elle m’effleura le visage du bout des doigts. « Le petit joue. » — « Oui, je sais. Je l’ai entendu en entrant. » — « Tu pourras le mettre au bain ? » — « Bien sûr. La journée a été bonne ? » — « Oui. J’ai récupéré les photos, elles sont en haut sur le meuble. Ah, autre chose : on a un problème avec le circuit électrique. La voisine a appelé. » — « Qu’est-ce qu’elle disait ? » — « Apparemment il y a des pics de tension, ça provoque des délestages chez eux. » J’eus un mouvement d’énervement : « Elle délire. Je l’ai fait refaire deux fois, ce circuit. Par un professionnel. » Elle sourit et je lui tournai le dos pour redescendre les marches. Les bruits de bataille avaient cessé. Avant d’ouvrir la porte, je passai dans la salle d’eau attenante pour faire couler le bain, vérifiant la température afin qu’il ne soit pas trop chaud. Alors j’entrai dans la chambre de l’enfant. Il ne portait qu’un t-shirt ; fesses nues, il se tenait accroupi et filmait avec une petite caméra numérique le chat qui, à vifs coups de patte, reculant puis bondissant, s’amusait à renverser les cavaliers de plomb, armés de lances et de carabines, alignés avec soin sur le grand tapis persan. Je le contemplai un moment, comme à travers une paroi de verre. Puis je m’avançai et lui tapotai les fesses : « Allez, au bain, c’est l’heure. » Il laissa tomber l’appareil et se jeta dans mes bras en piaillant. Je le soulevai et le portai jusqu’à la salle de bains, où je lui ôtai son t-shirt avant de le déposer dans l’eau. Tout de suite, il se mit à frapper la surface du plat des mains, éclaboussant les murs en riant. Je ris avec lui mais en même temps reculai, m’adossant à la porte pour le regarder au moment où il se laissait couler tout entier sous l’étendue liquide.

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08/03/2018 384 pages 21,00 €
Scannez le code barre 9782072776847
9782072776847
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