C’est un autre dimanche de ce printemps 1991, mais cette fois nous sommes très excités dès le matin. Nous avons rendez-vous avec Esther au jardin de l’Hôtel de ville. C’est elle qui doit apporter le pique-nique. Nous n’avons qu’à penser à nous-mêmes, à mettre un ballon et d’autres jeux dans un sac à dos, des pull-overs et des K-ways au cas où le temps se gâterait. C’est Esther qui a proposé le jardin de l’Hôtel de ville. Ah bon, mais pourquoi pas le Parc régional ? – Augustin, tu as vu dans quel état vous êtes rentrés la dernière fois ? Le Parc régional… Elle n’avait pas fini sa phrase. Le Parc régional, c’était au temps de Cécile, avait-elle pensé, cette femme qui a mis toutes tes affaires dans des sacs-poubelle, mais on dirait que ça ne te suffit pas, il faut encore que tu retournes en pèlerinage sur les lieux de votre histoire, de votremagnifiquehistoire. On dirait que tu ne te souviens pas dans quel état d’impuissance et de délabrement tu es parti de Veyrière, tu n’écris plus, tu parviens tout juste à faire l’amour, et encore, pas tous les jours, mais ça ne t’a pas guéri de Cécile. Tu ne veux pas qu’on aille habiter Veyrière, aussi ? On pourrait louer une maison dans la même rue, comme ça tu la croiserais tous les matins au bras de son architecte. J’avais vu tout cela défiler dans le regard sombre d’Esther.
Pour le jardin de l’Hôtel de ville, nous n’avons même pas besoin de prendre la voiture. Nous allons à pied par le pont des Arts, désert à cette heure de la matinée, un dimanche, et puis les quais, Laetitia perchée sur mes épaules, Louis marchant à côté de nous.
— Ton amoureuse, elle est blonde comme maman ? s’enquiert-il.
— Non, très brune. Elle ne ressemble pas du tout à Cécile.
— Et tu la trouves jolie quand même ?
— Pourquoiquand même ?
— Parce que maman tu la trouves très jolie, tu l’as dit un jour.
— Oui, c’est vrai. Mais Esther aussi est très jolie.
— Tu crois qu’elle sera contente de nous voir ?
— J’en suis sûr, Louis. C’est elle qui me l’a demandé.
Il a aperçu une rampe d’escalier qui monte vers la voie des voitures et il court grimper les premières marches pour lancer son parachutiste. Ce printemps-là, Louis se sépare rarement de son parachutiste.
— À Veyrière, m’explique-t-il un peu plus tard, je monte dans la chambre de maman et de Markus, tu sais, et je le lance dans le jardin depuis le balcon.
Tu montes dans notre chambre, tu veux dire, ai-je failli rétorquer vivement, avant qu’une douleur au cœur me coupe le souffle.
— Les enfants, on va s’asseoir un moment sur le banc, là-bas, vous voulez bien ?
Je peux supporter d’imaginer Cécile vivant seule dans notre grande maison avec nos deux enfants, mais je n’ai pas encore la force d’imaginer sereinement Markus partageant sa vie, son lit, son lit surtout. Je hais la souffrance que ces images provoquent en moi, une souffrance de bête, et j’ai honte de l’homme haletant que je suis alors, focalisé sur ces images insoutenables. Ces images qui ne me regardent pas, me dis-je, en colère, c’est le corps de Cécile, il ne m’appartenait pas, comment ai-je pu penser que le corps de Cécile m’appartenait au point de me figurer qu’elle n’aurait ces gestes qu’avec moi ? Que jamais aucun autre homme. Comment ai-je pu me figurer une telle ânerie ? Moi-même, avec Esther, désormais. Oui, mais incapable cependant de me défaire du souvenir de Cécile dans l’intimité, et souffrant comme une bête, haletant, terrifié.
Extraits
Commenter ce livre