Victoire sur l'Everest

Première partie

LA TOILE DE FOND

Chapitre premier

Perspective

Ce livre se propose de raconter comment, le 29 mai 1953, deux alpinistes d'une résistance physique et d'une classe exceptionnelles, inspirés l'un et l'autre d'une résolution inébranlable, parvinrent au sommet de l'Everest, puis revinrent sains et saufs parmi leurs compagnons.

À la vérité, un tel récit ne couvre qu'un fragment de l'histoire entière, car la conquête de l'Everest n'était pas un exploit qui pût s'accomplir dans le bref espace d'une journée, ni même dans les quelques semaines d'été, marquées d'une inoubliable anxiété, qui virent nos préparatifs et notre ascension. Elle est le résultat d'efforts nombreux, soutenus, opiniâtres, étalés sur une longue période de temps. Mais si l'on devait faire tenir dans les pages de ce livre l'exposé détaillé d'une entreprise aussi vaste, la lecture risquerait d'en être fastidieuse. Et le livre ne serait pas garanti pour autant contre le reproche de n'avoir pas rendu pleinement justice à tous les protagonistes. De plus, ces exploits antérieurs ont déjà été racontés par d'autres dans tous leurs détails. Je me contenterai ici d'esquisser le passé dans ses grandes lignes.

Il y a maintenant plus de trente ans que, pour la première fois, une expédition alla explorer l'Everest, avec la ferme intention de préparer une tentative d'ascension. Depuis lors – c'était en 1921 – on a vu se succéder onze grandes expéditions, dont huit s'étaient donné mission de parvenir jusqu'au sommet. Au cours de trois de ces expéditions, quatre alpinistes britanniques, en 1924 et en 1933, et, l'an dernier, un Suisse et un sherpa, sont parvenus aux alentours de 300 mètres du sommet pour se voir contraints de redescendre, soit qu'ils eussent atteint la limite de leurs forces, soit qu'ils y fussent obligés par les conditions atmosphériques ou par l'état de neige. On compte encore un certain nombre d'expéditions mineures, entreprises par de petits groupes et même par des grimpeurs individuels. Il faut également rappeler qu'un certain nombre d'alpinistes ont trouvé la mort au cours de ces tentatives.

Pour compléter cet aperçu, qu'il me soit permis de brosser l'arrière-plan immédiat de notre expédition. Avant la dernière guerre, toutes les expéditions vers l'Everest étaient parties du nord, après une longue et fatigante marche à travers l'Inde et le Tibet. À cette époque, les frontières de ce dernier pays nous étaient ouvertes. Le dalaï-lama, qui en était le chef spirituel et temporel, considérait même avec bienveillance notre passion désintéressée pour le massif montagneux de Chomo Lungma, si bizarre que cette passion ait pu paraître à lui-même et à son peuple. Le rite s'était établi, pour ces premières expéditions, d'aller recevoir la bénédiction du supérieur d'un fameux monastère bouddhiste, Rongbuk, d'où l'on peut voir la montagne toute proche.

À cette époque, on savait d'ailleurs très peu de choses sur la face sud de la montagne. Dès 1921, Mallory avait eu un aperçu de la cascade de glace de Khumbu lors de sa première reconnaissance sur le flanc nord. Ne pouvant apercevoir les faces ouest et sud et impressionné par les difficultés de la cascade de glace, il caressait peu d'espoir de pouvoir l'approcher. Plus tard, son impression fut confirmée par les membres de l'expédition de 1935.