#Roman étranger

Wiera Gran, l'accusée

Agata Tuszynska

Wiera Gran était la chanteuse étoile du ghetto de Varsovie. cette "Marlène Dietrich née Grynberg", d'une beauté stupéfiante, à la voix chaude, se produit au cœur du Broadway juif d'avril 1941 au printemps 1942, où elle parvient à fuir, laissant derrière elle les siens. Son accompagnateur, Wladislas Szpilman, le "pianiste" du célèbre film de Roman Polanski, passera à la postérité. Elle, non. Pourquoi ? Quelle fut sa faute ? A quel prix peut-on survivre ? Comment savoir ce qui s'est vraiment passé entre les murs du ghetto ? Wiera Gran sera accusée après la guerre d'avoir collaboré avec les nazis, d'avoir chanté devant eux, d'avoir incarné une "Mata-Hari" glamour, une sorte d'agent double. Folle de chagrin, persuadée qu'on la persécutait, juive errante, exilée chantant dans les cabarets de Caracas ou de Tel-Aviv, comme au Carnegie Hall à New York, elle finit sa vie, seule, dans un petit appartement parisien, reine d'un royaume, des ombres et des secrets de la guerre. Elle meurt le 19 novembre 2007.A la fois détective et historienne, biographe empathique et enquêtrice d'une mémoire défaillante, Agata Tuszynska ressuscite dans ce livre poignant et fiévreux, traversée du siècle, le destin brisé comme l'honneur perdu de Wiera Gran.

Par Agata Tuszynska
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Littérature polonaise

Qu’est-ce que le destin ?

Ce sont nos propres pièges.

I. B. SINGER

Pour les mites, le mieux c’est les citrons

Pour les mites, le mieux c’est les citrons. Des demi-citrons. Des tas. Il faut les couper en quatre avec un couteau pointu et les mettre dans les armoires, sur les étagères, dans les tiroirs. Des citrons acides, juteux, jaunes comme le sable des bords du Świder. Insupportables au goût. Tueurs garantis.

Les journaux aussi, ça tue les mites, les vieux journaux. Plus lentement que l’acide mais c’est tout aussi efficace. Les lettres desséchées ont un pouvoir répulsif. La sueur des lettres d’imprimerie un peu passées, ça paralyse. Les mites, elles bougent plus, elles se figent, elles s’enfoncent dans le sommeil.

Elles font un peu plus de dix millimètres de long, elles n’ont pas besoin de manger, le lait qu’elles ont tété de leur mère ça leur suffit (le lait, je n’en avais pas, c’est une nourrice qui donnait le sein à mon fils, mon petit garçon, ça ne suffisait pas, la haine et le lait de la mère, on boit la peur). Les larves nous détruisent, produites par des individus adultes, sans cesse, sans cesse, ça fait des milliers d’œufs. En une saison, ils peuvent arriver à trois générations. La vermine, il y en a plein. Des cafards, des blattes, des tiques. Ceux-là. CEUX-LÀ. Mes ennemis se multiplient, ils prolifèrent avec leurs injures, leurs accusations, leurs toiles d’araignées. Les mites elles, elles grignotent les vêtements. Des voleuses. Dans le ghetto il y avait des poux, des tas d’enfants pouilleux, à qui j’essayais de donner un abri. Je collectais de l’argent pour du pain pour les enfants. Personne ne me croit. Pour les mites, le mieux c’est les citrons. Vous les coupez en quartiers égaux et vous en mettez partout sur les étagères et dans les tiroirs. Pour les mites, le mieux c’est les citrons.

Elle décroche le téléphone, mais ne parle pas la première. Elle respire. Plus difficilement, plus fort, à mesure que le temps passe. Elle attend les injures, les insultes. Elle attend, qu’ils la dénichent, qu’ils la retrouvent, qu’ils l’achèvent. Mais elle tient bon. Elle emploie toute son énergie à cela.

« Je voudrais vous voir, Wiera.

— Je ne peux pas sortir de chez moi.

— Je peux venir chez vous.

— Hors de question.

— Pourquoi ?

— Ils vont venir et tout embarquer.

— Qui ça ?

— Vous êtes folle ou quoi, ça aussi, il faut que je vous l’explique ? Non, mais d’où elle sort celle-là ?! Ça va pas la tête. Vous êtes cinglée. Chuuut… taisez-vous s’il vous plaît. Nous sommes sur écoute et ça enregistre. Vous savez très bien de qui je veux parler. Je vais vous casser la gueule si vous continuez à me provoquer. On m’espionne, on veut se débarrasser de moi. On me suit tout le temps. La gardienne est de mèche avec eux. Ils entrent sans cesse, quand je suis dans la salle de bains et quand je m’endors. Ils embarquent ce qu’ils peuvent, ce qui a le plus de valeur, ce qui compte le plus pour moi. Ils volent, ils pillent, ils dévalisent. Sans scrupule. Il n’est pas question que je quitte mon appartement. On m’observe sans cesse.

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trad. Isabelle Jannès-Kalinowski
12/01/2011 395 pages 20,80 €
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