#Roman étranger

Wunderkind

Nikolai Grozni

Sofia, Bulgarie. Dans deux ans, le mur de Berlin s'effondrera, et le rideau de fer avec lui. Mais pour l'instant, c'est sous l'oppression du régime communiste que Konstantin, quinze ans, prodige du piano, tente de respirer. Intelligent et orgueilleux, sensible et cruel, Konstantin ajoute à la somme des paradoxes de l'adolescence les déchirements de l'artiste surdoué, balançant entre le désir brûlant d'être le meilleur et l'irrésistible tentation de l'échec et du danger. Ce livre résonne, souffle, chante, fracasse, virevolte et court, ralentit, s'emporte, c'est un concert, une rhapsodie. Dont on guette les variations comme autant de rebondissements. À travers cette écriture survoltée et ardente, Nikolai Grozni porte un regard vibrant sur cette période sombre, ce laminage. Et donne la mesure d'un talent époustouflant, véritablement virtuose.

Par Nikolai Grozni
Chez Plon

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Editeur

Plon

Genre

Littérature étrangère

Le ciel au-dessus de Sofia est en granit. Cris le matin, plus gris encore l'après-midi, et noir la nuit; noir, mais avec de vagues lueurs rubis, sa surface dure et granuleuse embrasée par le clignotement des feux de circulation, la lumière crue des tramways, les immeubles d'habitation sans repos, les téléviseurs, les néons, le bronze iridescent des statues de soldats soviétiques, et les rêves rouges d'apparatchiks obèses parcourant dans leur sommeil les œuvres complètes de V.l. Lénine.
Ici les avions ne volent pas. Le temps est prisonnier de ce dôme de granit. Dans l'après-midi, l'odeur douceâtre des ponichki se mêle à la puanteur chtonienne des égouts anti­ques de Sofia, mille rivières s'écoulant sous la ville, clapo­tant contre les ruines byzantines, les tombeaux thraces et les abris antinucléaires, charriant les ossements des vieux cime­tières ottomans. Plus haut, les cheminées d'immeubles déla­brés crachent du soufre; des nuages anthracite flottent à basse altitude, pris dans l'enchevêtrement colossal des antennes de télévision qui recouvrent à l'infini le patchwork des toits de tuile.
Une gitane vend des fleurs sur le rond-point du boulevard Zaimov, près du monument érigé à l'endroit exact où les Ottomans pendirent des insurgés chrétiens. « Le temps nous porte en lui comme nous le portons en nous-mêmes », peut-on lire sur la plaque. Paradoxe insoluble, proposé par un moine pendu lui aussi pour avoir conspiré contre le sultan.
Enjamber la palissade, longer une ruelle, traverser une cour intérieure au sol jonché de mégots, de cadavres de canettes, et voici le haut mur de brique que je dois esca­lader avant de me glisser sous le grillage pour réintégrer le conservatoire. Le type à grosses lunettes en pantalon de sur­vêtement, c'est le Barbu, prof de gym doublé d'un violeur. L'homme en uniforme couvert de médailles qui sort par l'entrée principale, c'est l'instructeur militaire : il nous apprend à lancer des grenades, à achever les soldats impé­rialistes à la baïonnette, à démonter des kalachnikovs. Il pue de la bouche. La petite femme menue entre deux âges, au nez crochu et aux cheveux noir corbeau, c'est la prof de maths. Elle porte très précisément vingt-huit bracelets de cuivre à chaque poignet, car selon les disciples de Pythagore, vingt-huit est un nombre parfait, égal à la somme de ses diviseurs. Maudite soit-elle !
Le Conservatoire de Sofia pour Enfants Prodiges est ma maison, à plus d'un titre. Je le fréquente depuis l'âge de sept ans, où j'ai passé mon premier examen de piano et de dictée musicale. Dès l'entrée, on est comme transporté dans un autre univers : l'air vicié, les citoyens opprimés et les idoles de bronze s'évanouissent pour céder la place à un empyrée où tout - murs, couleurs, gens - n'est que son. Des voix de soprano se télescopent par dizaines avec les roulements de tambours et de timbales du département des percussions au sous-sol. S'y ajoutent un vibraphone, un tuba, une trom­pette; quelqu'un travaille une progression chromatique sur un piano à queue, élargissant l'espace, ouvrant une autre dimension : dans la cité des sons, pas de limites au nombre de dimensions auxquelles on peut accéder. Un ensemble à cordes joue un concerto de Brahms sur un train d'enfer, violoncelles et contrebasses sculptent de nouveaux soleils, tissent des trous noirs. Un hautbois et une flûte au chant grêle défient les lois de la relativité : ils font rouler la cité des sons comme une perle de verre. L'air a perdu sa pesanteur; une gamme en sol majeur provoque une explosion de bleus, de vert bouteille, d'ambre pâle.
L'élève, ici, à force d'arpenter jour et nuit les couloirs mal éclairés, apprend à ne se fier qu'à son oreille. Les yeux n'ont plus tant d'importance. Des couloirs de sons, des corps de sons, bien plus vivants que les objets du monde visuel. Même lorsqu'on file baiser sous les combles entre deux cours, on le fait les paupières closes, bercés par une clari­nette, guettant le moindre pas, tout ouïe.
À gauche de l'entrée principale, dans une guérite de tôle aux murs aveugles, trône le concierge du conservatoire, un septuagénaire chauve en bleu de travail, principalement chargé de distribuer des clés. Il y en a une cinquantaine, numérotées et accrochées à un tableau de bois au fond de la guérite. Tout en bas à droite du tableau, la clé argentée d'une longueur et d'un éclat inhabituels est celle du Steinway de l'auditorium n° 1. À côté, presque aussi longue, mais moins brillante, la clé dorée du Yamaha de l'audito­rium n°2. Seuls quelques élèves privilégiés ont l'occasion de jouer sur les pianos à queue. J'ai la chance d'en faire partie.
Facile de distinguer ces deux instruments. Le son du Steinway est précis, froid, austère. Chaque accord produit une aura d'un blanc étincelant qui donne à Mozart, Liszt et Scriabine une présence distante, éthérée. Les sonorités du Yamaha, elles, sont chaudes et moites, créant un vaste espace où les rayons du soleil filtrent à travers un épais rideau de velours : les accords de Chopin prennent des reflets acajou; l'esprit militant de Beethoven est noyé dans le vin; les flocons aigus de Debussy luisent comme des perles noires.
Le hall ouvre sur un couloir sombre et spacieux, à haut plafond mouluré et au sol en granito. À gauche, l'auditorium n° 3, équipé d'un piano droit russe et plutôt réservé aux petites formations. À droite, l'auditorium n° 2, légèrement plus grand et servant pour les récitals de piano de moindre importance. De lourdes portes en accordéon permettent d'accéder à la cage d'escalier et à l'auditorium n° 1 avec son acoustique parfaite, ses trois cents places, ses lambris, et une scène capable de recevoir un orchestre symphonique. Deux fois par mois et dans les grandes occasions - tel l'anniver­saire de la révolution d'Octobre -, il se transforme en temple communiste couvert de drapeaux, d'étoiles rouges, de portraits de Marx et Lénine. Les professeurs défilent sur scène, saluent, échangent de mystérieuses incantations. La direc­trice et quelques prosélytes zélés prononcent d'intermina­bles allocutions pleines de ferveur messianique. Pour finir, une dizaine d'adolescents montent sur scène afin d'être ini­tiés et accueillis au sein du parti communiste.
L'espace cylindrique créé par le large escalier en spirale qui s'élève sur cinq étages au centre du bâtiment fonctionne comme la pédale d'un piano : le moindre son paraît plus intense, plus prolongé, plus indistinct. L'écho d'une trom­pette s'y mêle à celui d'un violon. La voix du professeur d'histoire, en train de crier quelque part au quatrième, semble exagérée, presque lyrique. En gravissant les marches, impossible de ne pas remarquer les horribles boulons vissés à intervalles réguliers dans le bois verni de la rampe. L'œuvre du concierge à la suite de la chute d'un élève de seconde qui y descendait en amazone, avait perdu l'équi­libre entre le deuxième étage et le premier, et s'était cassé le cou.
Presque tous les bureaux de l'administration se trouvent au troisième. Avant et après les cours, les enseignants s'attardent dans une immense pièce identifiée par l'écriteau : Salle des Professeurs, sanctuaire dont l'accès est interdit aux élèves. Tout au fond, une imposante armoire en bois, fermée à clé en fin de journée jusqu'au lendemain, recèle en effet les plus précieuses reliques de l'établissement : une série de grands registres à couverture plastifiée, appelés aussi « cahiers du jour », dont les cent cinquante pages contien­nent l'histoire des élèves. Chaque classe possède le sien, dans lequel les professeurs inscrivent les absences, les notes, les sanctions, les écarts de conduite, ainsi que la hausse ou la baisse des appréciations. Elles sont au nombre de quatre : Excellent, Bien, Convenable, et Insuffisant. Si un élève jugé Excellent sèche trois cours, par exemple, il descend à Bien. Celui surpris en train de fumer est deux fois rétro­gradé. Quand on se retrouve à Insuffisant, on est renvoyé. Ces registres constituent la seule trace officielle de l'année scolaire, de sorte que si l'un d'eux disparaît par magie, les élèves dont le nom y figure perdent leurs notes et sont automatiquement absous de toute infraction. Inutile de dire que ce genre de miracle se produit au moins une ou deux fois par an, et que l'administration du conservatoire et le gouvernement réagissent toujours avec férocité. Des inspec­teurs relèvent les empreintes digitales et interrogent les suspects; les enseignants recourent à des techniques d'intimidation pour dresser les élèves modèles contre les rebelles. On envoie les coupables dans un centre de correction et de travail intensif, en réalité une prison pour enfants.
Le quatrième étage est le domaine des professeurs de piano. La mienne, Katya C, surnommée « la Coccinelle », reçoit la plupart de ses élèves dans la salle 48 au fond du couloir de gauche, bien qu'elle ait également une clé de la salle 49 à l'angle du bâtiment, avec ses immenses fenêtres donnant sur la Bibliothèque nationale et le jardin des Doc­teurs, où elle envoie ses chouchous répéter avant et après leur leçon. Là, sur l'antique et néanmoins respectable demi-queue Yamaha aux touches jaunies et à la troisième pédale manquante, j'ai déchiffré le thème principal du Mercutio de Prokofiev, un cauchemar syncopé, conçu pour défier les conventions rythmiques. C'est encore dans cette salle 49, cinq heures durant sans pouvoir aller aux toilettes ni boire un verre d'eau (la Coccinelle ayant pour habitude de m'enfermer de l'extérieur et de ne pas me laisser sortir avant que je lui aie offert une interprétation satisfaisante), que j'ai peaufiné Les Jeux d'eau à la Villa d'Esté de Liszt, sans doute la plus belle œuvre pour piano jamais composée. Jouer un morceau aussi divin dans la salle 49 du Conservatoire de Sofia pour Enfants Prodiges est particulièrement approprié, presque une ironie du sort, puisque les premiers occupants des lieux servaient Dieu. Ce détail est peu connu - et la directrice aimerait sûrement pouvoir l'effacer de la mémoire de la femme de ménage sexagénaire chargée du quatrième étage -, mais avant la confiscation et la transformation par les communistes des plus beaux immeubles de la ville à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bâtiment était un monastère catholique avec ses salles de prière, ses prêtres, ses bougeoirs et ses crucifix. Même pour quelqu'un sans grande imagination, un bref effort de concentration suffit à ressusciter dans son intégralité le vénérable édifice, défiguré par l'esthétique prosaïque de l'idéologie dominante : les couloirs sombres, emplis de murmures et de bruits de pas feutrés; les niches arrondies qui abritaient à chaque étage des saints et des anges; l'autel dans l'auditorium n°1, le confessionnal dans un renfoncement à sa droite. Filtrant par les vitraux en hauteur sur le mur du fond, un rayon de lumière multicolore tombe droit sur l'autel. Liszt, qui a passé cinq ans au monastère de la Madone du Rosaire près de Rome, se serait senti ici chez lui, du temps où Dieu avait encore droit de cité. Les niches sont désormais vides, les vitraux badigeonnés d'une épaisse couche de peinture beige. L'autel est occulté par des timbales d'orchestre. Un athée pourra-t-il jamais apprendre à jouer Les Jeux d'eau à la Villa d'Estel
Au cinquième étage, au bout du couloir où les profes­seurs de violon reçoivent la plupart de leurs élèves, un esca­lier de bois mène sous les combles - mystérieux dédale de corridors étroits et de pièces triangulaires aux plafonds man­sardés, troués de vasistas poreux. En plus des flûtistes et des hautboïstes qui viennent y répéter, c'est le repaire préféré des plus mal notés d'entre nous. Seule une poignée d'initiés connaissent l'existence, dans le mur du fond aux formes dissymétriques, d'une petite porte ouvrant sur deux autres pièces. Plus rares encore sont ceux qui savent qu'en soule­vant un lambris de la première pièce secrète on accède à une galerie où l'on peut se glisser pour faire le tour du bâti­ment à quatre pattes. Les objets jonchant le sol - mégots, préservatifs usagés, bouteilles d'alcool, minuscules gobelets en plastique bruni par les expressos, livres aux pages arra­chées - témoignent du type de scènes qui s'y déroulent. Le manuel de seconde intitulé Conduite morale et droits des citoyens (célèbre pour sa définition marxiste de l'amour, une phrase longue de deux pages) est empalé sur un clou dépas­sant d'une poutre de la charpente. Sans doute subtilisés dans le débarras du quatrième étage pour faire un peu de ménage, une pelle et un balai gisent entre un tas de cendres et le plastique calciné d'un cahier du jour. Une chaise solitaire, volée dans le bureau de la directrice, attend sous un vasistas.
Le soir, lorsqu'il ne reste plus au conservatoire que le concierge et la demi-douzaine de pianistes habités par un besoin irrationnel de continuer à jouer - malgré la faim et la déshydratation accompagnant cinq heures de répétition; malgré les crampes dans les jambes et les douleurs fulgu­rantes d'une tendinite chronique; malgré le fait que, leur enfance leur ayant été volée, ils entrent sur le champ de bataille de l'adolescence armés à la fois de l'amertume des prisonniers et de leurs rêves de gosses; malgré la certitude d'avoir pour unique perspective toujours plus de cours, de concerts, de concours et d'accès de panique humiliants -, je grimpe dans ma salle de travail préférée, celle avec le piano droit de marque Tchaika, et me hisse sur le toit par l'étroit vasistas pour fumer une cigarette. La rue qui longe le jardin des Docteurs est bordée de marronniers dont les plus hautes branches effleurent la corniche. Une vague lueur clignote à l'ouest, au sommet de la montagne. À ma droite s'étend le centre de Sofia, délimité par la coupole dorée de la cathé­drale Nevski, la tour du siège du Parti surmontée de son étoile, le minaret de la mosquée et le mausolée où repose Ceorgi Dimitrov, ancien secrétaire général du Komintern, embaumé dans un cercueil de verre.
C'est de ce poste d'observation que, par un matin sombre et brumeux de décembre, j'ai regardé la Volga officielle de couleur noire transportant le corps de notre directrice, Natasha Zimova - alias « la Chouette » -, s'arrêter le long du trottoir, près des grilles Art nouveau du conservatoire avec leurs entrelacs de fer forgé, et tous les élèves, de la sixième à la terminale, des centaines de fleurs à la main, se mettre en rangs et s'avancer dans la rue. Tant de fleurs et de couronnes, alors que la Chouette n'en méritait aucune. Elle méritait de mourir. Le bruit courait qu'elle avait été emportée par un cancer, mais je savais qu'lrina l'avait tuée. Je l'avais vue à l'œuvre. Pas avec un couteau, un pistolet ou du poison. Avec des mots. Irina était orfèvre en la matière. C'était aussi la meilleure violoniste du conservatoire.
Les gens sont parfois frappés d'amnésie. Les apparatchiks de haut rang qui saluent, exhibent leur pouvoir, répètent des formules toutes faites, peuvent se transformer du jour au lendemain en poulets dociles, trop heureux de picorer les miettes jetées par leurs anciens ennemis. Pas plus que la mort, pourtant, l'amnésie n'arrête le passé. Car il y a un autre temps à l'intérieur même du temps, un présent dans le passé. Ceux qui sont morts mourront à nouveau, ceux qui ont été condamnés le seront encore. Et le régime qui a fabriqué des infirmes renaîtra de ses cendres jusqu'à sa chute annoncée.
« Lis donc Nietzsche! » m'a conseillé Igor le Cygne, mon professeur de musique de chambre, après m'avoir collé un zéro en m'accusant d'avoir massacré Le Printemps, la sonate de Beethoven pour violon et piano. Désormais il déambule dans les rues de Sofia, vêtu d'un vieux pull troué et d'un pantalon de pyjama, parlant tout seul, serrant les arbres dans ses bras, donnant des coups de pied aux pigeons, gesti­culant comme s'il dirigeait encore un orchestre. Et s'il ne sait plus qui je suis, ce n'est pas à cause de la folie, mais plutôt parce qu'il a regagné un point du passé où lui et moi nous connaissions à peine.
Il n'est pas seul à remonter le temps. Voici Natasha Zimova qui, déjà à son poste, donne des ordres, salue, enseigne le russe de la quatrième à la seconde. Le prof d'histoire, soixante-sept ans, grimpe au cinquième étage en sifflotant l'Hymne à la joie et en tapant sur la rampe avec sa baguette pour marquer le rythme. Souricette, la prof de let­tres, est postée à l'entrée de l'établissement avec une paire de ciseaux : on lui a ordonné de tondre tous les garçons à cheveux longs. Bankoff, le prof de physique et d'acoustique, part vers le jardin des Docteurs pour traquer les élèves en train de fumer. On est en 1987, j'ai quinze ans, et il reste deux ans avant la chute du mur de Berlin.

Rachmaninov,Vocalise, op. 34, n° 14- 3 novembre 1987
Selon une plaisanterie bien connue, les nains sont plus grands et les montres plus rapides en Russie, et ma montre - une Spoutnik que j'avais achetée à Moscou après mon récital au Conservatoire national - faisait honneur à cette réputation. Elle avançait en moyenne de deux heures par semaine, ce qui m'était finalement assez utile, à cause de mon incurable habitude d'arriver en retard en cours et à tous mes rendez-vous. Ne supportant pas d'avoir quelque chose au poignet, je la laissais dans la poche extérieure de ma sacoche en cuir marron.
« Il doit être entre dix heures et demie et onze heures », dis-je à Irina qui frottait les crins de son archet avec un morceau de colophane rouge sombre. Adossée à la fenêtre, le pied droit tourné vers la porte, elle me contemplait de ses yeux d'un vert turbide, mi-provocateurs mi-aguicheurs. Nous nous étions enfermés dans la salle 59 au cinquième étage, séchant les cours comme nous le faisions un mardi sur deux. Aux étages inférieurs et dans les salles alentour, des hiérodules zélés en uniforme rouge ou bleu, ou arborant la cravate des Komsomols, apprenaient par cœur la classifi­cation périodique de Mendeleïev, entonnaient des hymnes à la gloire des dieux du matérialisme dialectique, transcri­vaient des compositions en quatre mouvements, récitaient Maïakovski. De temps à autre, la voix de Negodnik, le pro­fesseur d'histoire, résonnait dans la cage d'escalier tel un basson égaré.
« Cette fois, je t'aurai. » Du bout de son archet, Irina tenta de sortir ma chemise de mon pantalon bleu d'uniforme. « Avant la fin de la séance, tu traverseras le conservatoire à poil en courant.
— Tu avais déjà dit ça la dernière fois. » Je vidai le contenu de ma sacoche sur le haut du piano : les préludes, études, ballades et scherzos de Chopin; le Roméo et Juliette de Prokofiev; les sonates de Scriabine; les études d'exé­cution transcendante de Liszt.
« Tu commences ! ordonna-t-elle, et elle ouvrit la Sonate n° 4 pour violon d'Eugène Ysaye. Joue de la main droite les sept premières portées de l'allemande, dans le tempo.
— Et si je me trompe ?
— Tu cours en caleçon jusqu'aux toilettes de l'aile ouest ! »
Elle éclata de rire comme une gamine, secoua sa longue chevelure noire, se redressa de toute sa hauteur. Je m'assis devant le clavier et parcourus du regard les zigzags chroma­tiques des quadruples croches, une armée de fourmis en colère prenant d'assaut la première page. Difficile de déchif­frer à vue au piano une partition pour violon, car des notes apparemment proches sur les touches d'un instrument à cordes étaient souvent très éloignées sur le clavier. Mais je n'avais pas peur. J'avais trop envie d'Irina.
« C'est ridicule. » Je me levai, m'approchai d'elle. « Tu vas me faire renvoyer du conservatoire. Laissons tomber le duel et le strip-tease, et passons à la suite. »
De la jambe elle me barra la route, m'enfonçant son talon dans les côtes. « Joue-moi cette allemande! »
Je me remis au piano, regardai d'un peu plus près la parti­tion, repérai le double dièse, les triolets et sextolets, le si dièse, le si et le la, perchés quatre ou cinq lignes au-dessus de la portée, le périlleux chapelet de sixtes montantes et descendantes, les accords acrobatiques. Puis je jouai la page entière avec assurance, à un rythme soutenu, comme une étude longuement répétée, trouvant même le temps de marquer les accents.
« Quel blaireau ! explosa Irina, agacée. Jamais tu ne fais de fausses notes ? »

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trad. France Camus-Pichon
29/08/2013 321 pages 21,50 €
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