On a pu le constater précédemment, le piratage est le problème central en matière de manga numérique aux Etats-Unis et au Japon. En France, les éditeurs sont plus discrets. Il n'est par exemple pas question d'alliance des éditeurs pour punir les pirates (uplodeurs ou downlodeurs).
Le phénomène du scantrad a même été laissé très longtemps de côté. Pour ceux qui ne savent pas encore de quoi il s'agit, le scantrad est la traduction des planches de manga par des fans (regroupés en équipes ou team) et mise à disposition de celles-ci gratuitement et illégalement sur le net. Il existe un équivalent pour les séries animées appelé fansub.
Qui sont les pirates ?
Le scantrad est né dans les années 90. A l'origine, il s'agissait de petites communautés anglophones qui partageaient leur passion pour le manga. Le phénomène est allé grandissant et s'est exporté un peu partout dans le monde. De prime abord les éditeurs français n'ont pas réagi estimant qu'il s'agissait d'une pratique marginale et peu dommageable. Seulement, le scantrad a gagné en popularité et certains sentant le bon filon ont récupéré le travail des teams de scantrad dans des agrégateurs.
Ces sites agrégateurs de scantrad proposent dans la plus grande illégalité une multitude de titres, fruits du travail (lui aussi illégal) d'un grand nombre de team. Ils profitent d'un important trafic et engrangent les revenus publicitaires ainsi générés. Il convient de bien dissocier les team de scantrad qui tentent de faire partager leur passion de manière illégale certes, mais sans percevoir de revenus, et les agrégateurs de scantrad qui profitent du travail des team et de la passion des lecteurs pour gagner illégalement des revenus confortables. Le terme pirate désigne aussi bien les team, les agrégateurs, ceux qui scannent les planches originales et les lecteurs de scantrad (voire les quatre en même temps).
Alors que l'offre légale de manga imprimés est bien développée en France (1522 nouveautés manga et associés éditées en 2010), avec un marché qui s'approche de la saturation, qu'est-ce qui peut bien pousser les fans à se mettre dans l'illégalité en se réunissant en team ou en lisant des scantrad sur le net ? D'autant plus que les fans de manga sont en grande partie des collectionneurs qui ne jurent que par le papier. Dans une tribune libre publiée sur ActuaLitté plusieurs teams de scantrad ont expliqué leur point de vue. S'ils ont conscience d'être dans l'illégalité, ils estiment leur activité légitime.
Une légitimité du scantrad ?
Selon eux, les productions des éditeurs ne présentent pas toujours la qualité attendue d'une offre légale payante. Ils perçoivent le prix des manga comme trop élevé. Dernier argument, ils ont soif de découvrir des titres japonais qui ne paraîtront peut-être jamais en France (et si possible de les découvrir quasiment en même temps et au même rythme que les lecteurs japonais). Les teams estiment aussi que c'est leur activité qui a permis à certains titres d'obtenir suffisamment de visibilité pour être édité avec succès en France. Elles auraient ainsi fait gratuitement et dans l'ombre la promotion de certains titres des catalogues des éditeurs. Bien évidemment cet argument est difficilement vérifiable et actuellement il est impossible de quantifier les bénéfices ou les préjudices que le scantrad a apporté à l'édition de manga en France.
Enfin, générer des revenus par le biais du scantrad est assez mal vu.
Des dérives inquiétantes
Seulement voilà, toutes les teams ne respectent pas ce code d'honneur, et ne parlons même pas des agrégateurs de scantrad qui ne poursuivent qu'un but : emmagasiner le plus de revenus possibles. Du côté des consommateurs de scantrads, on constate l'émergence d'un nouveau public, de jeunes lecteurs qui ne connaissent les manga que par le scantrad et n'envisagent même pas de devoir payer pour en lire.
Si les teams qui se sont exprimées sur ActuaLitté ont bien conscience de l'illégalité de leur pratique, ce n'est pas le cas de toutes les personnes qui se lancent dans le scantrad. Et cette impression de légitimité prend le pas sur la légalité en tant que référent. Cette confusion est renforcée par les agrégateurs de scantrad (et de fansub) qui vont maintenant jusqu'à se déguiser en blogs pour être diffusés sur des médias reconnus. Sébastien Naeco, du blog Le comptoir de la BD, avait ainsi repéré un agrégateurs de fansub déguisé en blog sur le site du Nouvel Obs. Ce faux blog se payait même le luxe de figurer parmi les blogs les plus visités sans que personne ne trouve rien à redire.
Finalement, il a été signalé et supprimé. Une dizaine de jours après cette histoire, une autre visite sur le site du Nouvel Obs, nous a permis de constater qu'il n'y avait pas un mais cinq blogs agrégateurs de fansub dans la liste des 15 blogs les plus visités (image ci-dessus). On notera aussi que l'un de ces faux blogs annonce le dimanche 28 août 2011 « Beelzebub 31 vostfr streaming ». Cette série est proposée en simulcast (diffusion quasi simultannée avec le Japon) streaming légal (le tout à un prix raisonnable) au rythme d'un nouvel épisode tous les dimanches sur KZPlay. Le dimanche 28 août, KZPLay a mis en ligne à 10h00 l'épisode 31 de Beelzebub.
Ce petit exemple illustre bien à quel point la situation est devenue critique avec des agrégateurs qui parasitent des médias reconnus et qui court-circuitent les offres légales. Facile de comprendre en voyant cela qu'une partie du nouveau lectorat né avec les scantrad soit en pleine confusion...
Les éditeurs français réagissent
L'ampleur impressionnante qu'a prise le phénomène et l'émergence de ce nouveau lectorat a commencé à inquiéter les éditeurs. Le constat est simple si les choses évoluent encore de la sorte, l'essentiel du lectorat manga pourrait bien être constitué, à l'avenir, de lecteurs refusant de payer et passant par les sites de scantrad pour assouvir leur soif de lecture. Une telle situation mettrait l'industrie en péril à commencer (mais pas uniquement) par les mangaka. Ce constat et l'urgence de se placer sur ce nouveau secteur qu'est le numérique ont conduit les éditeurs à réagir. Plutôt vivement en ce qui concerne les éditeurs japonais et américains, de manière plus discrète et pédagogique en ce qui concerne les éditeurs français.
En effet, jusqu'à très récemment, les éditeurs français sont restés très discrets sur la question du scantrad. Ils se contentaient d'envoyer épisodiquement des mails aux teams de scantrad pour leur demander de retirer des titres sous licence en France. En mars 2011, les éditeurs français sont un peu sortis de l'ombre lors d'une conférence du Salon du livre de Paris sur le scantrad. Si le ton est resté modéré, les éditeurs ont bien insisté sur l'illégalité de la pratique et les dommages qu'elle peut causer. Ils ont aussi montré qu'ils comprenaient les attentes des lecteurs et réfléchissaient à la manière de les satisfaire (on pourra retrouver l'enregistrement audio de cette conférence sur le site de la cité internationale de la bande dessinée et de l'image).
Conférence sur le scantrad au Salon du Livre de Paris |
Fin avril 2011, Kazé Manga a commencé à communiquer officiellement sur le scantrad, ce qu'aucun éditeur n'avait réellement fait jusqu'alors. L'éditeur a révélé qu'il était en train de mettre en place une campagne de sensibilisation qui passerait notamment par des messages de remerciements dans ses manga à l'adresse des lecteurs qui les auront achetés. Plutôt que de tabler sur la répression (arme utilisée par les éditeurs japonais et américains), l'éditeur envisage d'user de pédagogie (à l'adresse des téléchargeurs mais aussi des team qui ne sont pas toujours conscientes des risques qu'elles prennent). En adoptant, une attitude plus mesurée que celle des japonais et des américains, les éditeurs français semblent chercher à ne pas se mettre à dos la communauté scantrad. Il faut dire que nombre de lecteurs de scantrad sont aussi de gros consommateurs. Et tous sont des passionnés, il serait effectivement dommageable de rompre le dialogue avec eux.
D'autre part, à l'instar du projet Digital Manga Guild aux Etats-Unis, l'éditeur a évoqué la possibilité de travailler avec des team de scantrad dans certaines conditions. Il ne s'agirait pas bien-sûr de rendre légaux des sites de piratage et il faudrait que les team acceptent de travailler dans un cadre légal et certainement plus contraignant. De leur côté, les équipes de scantrad contactées par ActuaLitté semblaient heureuses de voir le dialogue s'ouvrir et plutôt favorables à l'idée de travailler avec des éditeurs.
L'urgence d'une offre légale attractive
La question du scantrad reste épineuse. Impossible de savoir si jusque-là, le scantrad a fait plus de mal que de bien à l'édition manga en France. Impossible aussi de savoir quelle est la proportion de lecteurs de scantrad qui n'achètent jamais de manga. Si l'intention des teams n'est pas mauvaise à la base (faire partager leur passion au plus grand nombre le plus vite possible), elle contenait en elle, les germes de dérives très néfastes : la reprise et l'amplification du phénomène par des gens peu scrupuleux qui ont monté des agrégateurs et l'émergence d'un nouveau public habitué à ne pas payer.
Pour envisager le scantrad, on ne peut que se baser sur deux constats : c'est illégal et si ça continu à se développer ça deviendra très préjudiciable pour les acteurs de la chaîne du livre et en premier lieu pour les mangaka. L'enjeu pour les éditeurs français qui semblent plus enclins à la pédagogie qu'à la répression sera de faire entendre ces deux constats, mais aussi de développer très vite une offre légale satisfaisante. Tant que celle-ci ne sera pas en place, le scantrad et ses dérives ne pourront pas être efficacement combattus.
Les dossiers Manga numérique :
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