Dans un précédent article, nous attirions l’attention sur une difficulté grandissante : « Plus d’un jeune sur dix rencontre des difficultés de lecture. ». Cette conclusion découlait d’une enquête réalisée à la Journée défense et citoyenneté (JDC), en 2019, auprès de plus de 496.000 jeunes âgés de 16 à 25 ans. On y constate plus exactement, statistiques et tableaux à l’appui, que 11,8 % d’entre eux sont en difficulté de lecture.
Cette confirmation chiffrée rejoint les cris d’alarme de nombreux professeurs sur le terrain, conscients, mais impuissants devant les ravages nés des difficultés de notre orthographe. Promoteurs de l’Alfonic, ou alphabet phonétique, plusieurs membres de l'association Alfonic font état des solutions qu’apporte cette méthode d’apprentissage.
C’est en 1970 qu’à la demande de professeurs de français désespérés devant les maigres résultats malgré leurs efforts, le grand linguiste André Martinet a eu l’idée d’élaborer un outil d’apprentissage de l’écriture et de la lecture, en se fondant sur les diverses prononciations de ses contemporains de tous âges, tous « accents » confondus. Il en a tiré un alphabet, nommé alfonic, qui tient compte des habitudes de prononciation communes aux locuteurs du français : cet alphabet a été conçu de façon à donner aux jeunes utilisateurs un moyen simple de s’exprimer très vite par écrit, avant de pouvoir, un peu plus tard, les plonger dans les difficultés de l’orthographe.
D’abord expérimenté avec succès dans des écoles maternelles et primaires dans la région parisienne et à Fuveau (Bouches-du-Rhône), l’apprentissage de l’écriture et de la lecture par alfonic a connu un regain d’intérêt en 2003 grâce à la création de « Je parle, donc j’écris », un dispositif multimédia qui utilise, dans des scénarios ludiques et interactifs, les ressources de l’informatique pour un apprentissage individuel conduisant en fin de parcours à un passage progressif à l’orthographe du français.
Un ouvrage plus complet, Alfonic. Écrire sans panique le français sans orthographe. Apprendre à écrire et à lire sans complexe, vient d’être publié en Belgique en 2019, sous la plume de François-Xavier Nève, professeur honoraire de linguistique à l’université de Liège.
Contrairement à l’alphabet phonétique international, qui vise à l’universalité, et qui, afin de noter les différents sons des langues du monde, comporte plusieurs signes particuliers, inconnus de notre alphabet, la graphie alfonic a été conçue spécifiquement pour les usagers du français : elle ne comporte aucun signe phonétique déstabilisant, mais uniquement les lettres que nous connaissons pour noter le français. Cette graphie a été conçue pour préparer en douceur à l’acquisition ultérieure de l’orthographe, car elle fait correspondre une lettre de l’alphabet traditionnel du français, toujours la même, à chaque son type de la langue.
Dès les premières expérimentations, le succès ne s’est pas fait attendre : à la fin de l’année, grâce à cette graphie simplifiée, les enfants de grande maternelle savent écrire et lire en alfonic, en attendant de se familiariser progressivement l’année suivante avec les premières difficultés de l’orthographe.
Il est important de souligner qu’en créant l’alfonic, le but de Martinet n’était pas de créer une nouvelle orthographe simplifiée en remplacement de l’orthographe traditionnelle pleine d’embûches, mais de mettre à la disposition des usagers, avant de passer à l’orthographe, un outil directement et facilement utilisable puisqu’il repose sur la prononciation des écoliers.
Ce qui est remarquable, c’est que, libérés momentanément de la contrainte des règles souvent fantasques de notre orthographe, et sans la crainte continuelle de faire des fautes, les enfants se sont spontanément mis à écrire des pages et des pages. En effet, chacun écrit, à ce stade, comme il prononce (avec son propre « accent »), donc sans crainte de se tromper. Car l’alfonic n’est pas comme l’orthographe : on ne peut pas faire de faute !
Comment Martinet a-t-il abouti à ce résultat positif ? Parce qu’il se fondait sur les résultats des multiples enquêtes phonologiques réalisées auprès de locuteurs du français, ce qui lui avait permis d’en déduire un ensemble cohérent de tous les sons de base permettant de s’exprimer dans cette langue.
Pour les élèves, cela signifiait pour chacun la liberté de manifester par écrit sa propre façon de prononcer les mots. C’était donc l’occasion pour eux d’apprendre le principe de l’écriture (et, dans la foulée, de la lecture) comme un jeu, puis seulement de découvrir la norme qu’est l’orthographe. En découvrant en deux étapes distinctes l’écriture et l’orthographe, les élèves les abordent plus intuitivement, chacune à son tour.
Pour l’enseignant, la souplesse offerte par l’alfonic, et qui laissait chacun libre d’écrire sans la contrainte de règles orthographiques difficiles à retenir, constituait un outil précieux leur permettant de repousser à plus tard l’apprentissage, par les enfants, de notre orthographe semée d’embûches.
En établissant la liste des lettres composant l’alphabet alfonic, le principal souci de Martinet a été de faire en sorte que cette graphie s’écarte le moins possible de l’écriture traditionnelle du français : à chaque son pertinent du français — c’est-à-dire à chaque phonème, si l’on préfère utiliser un terme scientifique plus précis — a été attribué une seule lettre de l’alphabet, et toujours la même. De ce fait, l’enfant pourrait les retrouver et les reconnaître comme des amis de vieille date au moment de passer à l’orthographe : la forme graphique des lettres de l’alphabet alfonic, on l’a dit, n’a pas l’inconvénient des signes parfois déconcertants de l’alphabet phonétique international (API).
Toutefois, l’alphabet latin comportant moins de signes que le nombre de phonèmes du français, des diacritiques présents dans l’alphabet français (accent aigu, grave ou circonflexe, tréma…) ont été ajoutés aux lettres de base afin de couvrir toutes les distinctions entre les phonèmes du français, par exemple pour les voyelles nasales (banc) face aux voyelles orales (bas).
C’est ainsi que le tréma a été choisi pour noter les voyelles nasales, qui, en orthographe, nécessitent au moins deux lettres : ä pour an, ö pour on… Et lorsqu’on leur avait expliqué que la différence d’articulation entre a (bas) et an (banc), par exemple, tenait à ce que pour an, une partie de l’air passait par le nez, la réaction de quelques-uns avait été : « ah ! le tréma, c’est les trous du nez ! »
Le délicat passage vers l’orthographe se fait ensuite en douceur, très graduellement, en commençant par les mots s’écrivant de la même façon en alfonic et en orthographe, et ils sont nombreux : avril, baba, bec, caramel, Coca-cola, cuir, dodu, domino, dormir, dur, film, futur, joli, mars, midi, papa, partir, public, dormir, salir, sel, sortir, superflu, truc… Les subtilités de l’orthographe sont ensuite introduites pas à pas.
Il restait pourtant une autre question préoccupante pour les enseignants : le passage à l’orthographe est aussi le moment crucial où les enfants pourraient confondre les deux graphies. Pour y remédier, les enfants sont invités à écrire au moyen d’une couleur différente, et en script, les mots dont ils ne connaissent pas l’orthographe : une solution qui leur donne le courage d’écrire, sans craindre de faire une faute, tous les mots qu’ils connaissent. Cela permet en même temps de constater qu’ils ne manquent pas de vocabulaire, mais seulement qu’ils n’osent pas écrire un mot dont ils ne connaissent pas l’orthographe.
Dernière observation réconfortante et bien inattendue : non seulement les enfants avaient appris très vite à écrire et avaient eu envie de rédiger de longs récits, mais ils avaient adoré prendre connaissance des bizarreries de l’orthographe, souvent vécues par d’autres comme un cauchemar. Ils voyaient les mots écrits en orthographe comme revêtus d’habits extravagants qui les embellissaient de façon amusante : comme un déguisement pour carnaval !
Par Henriette Walter (Université de Haute-Bretagne), avec la collaboration de François-Xavier Nève (Université de Liège, Belgique), Liliane Witkowski (enseignante de l’Éducation nationale), Jean Lafitte (docteur en sciences du langage), et Wendy Nève (Now Future Éditions, Belgique), membres du Cercle Alfonic.
Dossier - Alfonic, apprendre à lire et écrire aux plus jeunes
1 Commentaire
Delacour
25/06/2020 à 09:21
Alfonic est une méthode de lecture de textes écrits avec un code biunivoque : valable en écriture comme en lecture. Il faudra de toute façon passer à l'écriture et à la lecture de textes orthographiés.
Comme le texte orthographié n'est pas directement lisible (comment décoder la lettre "a" qui entre dans l'écriture de 12 sons différents ?) il faut commencer par coder l'oral par écrit avec le code orthographique. Compléter le média sonore par un média visuel lors de la communication du sens.
En vous rendant sur le site "ecrilu" vous pourrez vous rendre compte comment des enfants ou des adultes codent orthographiquement grâce à l'écritoire. Si on code les trois phonèmes de /oiseau/ avec "oiseau" alors oiseau se lit /oiseau/. C'est simple et efficace, même si le codage est univoque en orthographe : les lettres de oiseau, comme le fait remarquer Saussure ne se décodent pas !).