Il y a des écrivains plus profondément ensablés que Marcel Arland. Pourtant, aujourd’hui, Arland n’est pas tellement plus que l’évocation d’un nom. Il survit tant bien que mal par le souvenir de sa collaboration à La Nouvelle Revue française, dont il a pris la direction avec Jean Paulhan au lendemain de la Seconde Guerre. Chez les libraires, on trouvera, avec un peu de chance, un ou deux titres, comme son premier livre, Terres étrangères, un récit de 1923 réédité dans la collection L’Imaginaire en 1996, ce qui commence à dater ; on trouvera plus facilement sa correspondance avec Paulhan, éditée par Jean-Jacques Didier chez Gallimard en 2000. Par François Ouellet.
Le 12/07/2020 à 09:00 par Les ensablés
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Publié le :
12/07/2020 à 09:00
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Après plusieurs mois d'absence, nous retrouvons avec une grande joie notre excellent ami et chroniqueur François Ouellet. Qu'il soit remercié pour sa fidélité à notre équipe. Hervé Bel.
Marcel Arland est aussi, pour l’historien de la littérature, l’auteur d’un article qui fit grand bruit, publié en 1924 dans La Nouvelle Revue française : « Sur un nouveau mal du siècle ». À peine sorti des turbulences du dadaïsme et mal à l’aise avec le classicisme de la NRF, Arland y faisait état de son inquiétude spirituelle et de la recherche littéraire d’une nouvelle harmonie. Il avait écrit cette phrase qui frappa ses lecteurs : « Avant toute littérature il est un objet qui m’intéresse d’abord : moi-même. » On voit où il loge : la littérature n’est plus un but, mais un moyen, moins un art qu’une façon de se connaître. À l’époque, sa position restait encore marginale ; cent ans plus tard, elle domine outrageusement, même si Arland n’a jamais pu penser qu’elle prendrait la forme débilitante du nombrilisme actuel.
Un an après cet article, Arland commence la rédaction d’un roman qui restera pour toujours central dans son œuvre et qui, cinq ans plus tard, obtient le Prix Goncourt de 1929. L’Ordre est un roman de près de 550 pages. Le vrai romancier de la fin des années 1920, c’est celui qui fait des briques. En septembre 1928, Pierre Bost notait dans son journal : «Cl[aude] A[veline] travaille à un roman, depuis sept ans. C’est trop. Un long roman. Tout le monde en est là. » Sans être des Jules Romains pour autant, Aveline devait en effet publier Madame Maillart en 1930 (roman auquel il y aura une suite dans les années 1950), et Bost, se mettant à son tour au gros roman, Le Scandale en 1931.
Quant à L’Ordre, était-il le roman de cette crise spirituelle dont avait parlé Arland dans son article, en était-il la conséquence ? Sans doute, pour le meilleur et pour le pire. La première phrase de « Sur un nouveau mal du siècle » avait mis la table pour son roman : « Entre deux dangers : l’ordre et l’anarchie, les générations oscillent. » Or, l’ordre et l’anarchie prendront respectivement les visages des frères ennemis de L’Ordre.
Gilbert Villars, l’anti-héros de ce roman, vient d’un gros village bâti au flanc d’une haute colline, Clermont, dont son tuteur, M. Henriot, est le maire. La situation familiale est particulière : outre sa propre fille, Renée, Henriot a élevé deux orphelins : Justin (l’ordre) et Gilbert (l’anarchie), nés du même père mais de mères différentes. C’est ce qui explique que Justin est l’aîné de Gilbert de dix ans, lequel a toutefois l’âge de Renée. Cette distribution, comme on dit au théâtre, est un peu alambiquée, mais les contorsions de la sorte ne sont jamais gratuites : il fallait à l’auteur à la fois un enjeu (Renée) pour diviser les frères et une situation familiale singulière pour pouvoir marquer leur opposition sur le plan de la sensibilité.
Ce n’est pas pour autant le scénario le plus original : c’est, en plus pâle, Caïn et Abel. L’opposition fraternelle est un thème récurrent de la littérature moderne au moins depuis Pierre et Jean, de Maupassant, et assez caractéristique de l’entre-deux-guerres : par exemple, la trame narrative de Thibault de Roger Martin du Gard repose sur l’opposition entre Antoine, le médecin conformiste (comme Justin Villars), et Jacques, un rebelle idéaliste en révolte contre les valeurs bourgeoises (comme Gilbert Villars), le cadet de neuf ans de son frère (chez Arland, c’est dix ans).
À dix-huit ans, Gilbert vient d’obtenir son baccalauréat. Il est de retour chez son oncle pour les vacances. Mais c’est peu dire combien les idées de son oncle et de Justin l’horripilent. Leur ambition bourgeoise, leur talent pour manœuvrer de manière à attirer des sympathies qui se traduisent en gains électoraux (car outre que l’oncle est maire, Justin a des aspirations politiques), les attentes qu’ils cultivent envers Gilbert, tout cela ne donne à celui-ci qu’une envie : plaquer sa famille et partir à Paris pour mener sa vie comme il l’entend. Dans sa naïveté, il espère que Renée acceptera de le suivre. Renée n’est pas indifférente. Elle est de cœur avec Gilbert dans les deux sens du terme : elle en est amoureuse et elle partage assez son hostilité envers son oncle et Justin. Mais elle ne saurait pour autant accepter de suivre un jeune homme sans situation ni expérience qui décide de rompre avec les siens sur un coup de tête.
Ainsi Gilbert s’installe-t-il à Paris. C’est un personnage profondément tourmenté, rêveur, mal dans sa peau, avec une réserve vis-à-vis des autres qui le fait paraître mystérieux. Il ne leur est d’ailleurs guère sympathique, puisqu’il est orgueilleux, méprisant, hautain, vaniteux. Plus encore, il est animé par un besoin de destruction. C’est un réfractaire de premier ordre. Une sorte de Rimbaud de la rébellion tous azimuts, bâti sur ce modèle qu’Arland, dans son article, se faisait de la jeune génération issue de Dada : « Depuis quelque temps, il n’est pas un homme de culture moyenne qui ne se soit identifié avec Rimbaud. »
Dans L’Ordre, ce Gilbert-Rimbaud fréquente une bande d’intellectuels en révolte, comme lui, dont le mot d’ordre est le refus de la société sous quelque forme que ce soit. La règle est de ne pas en avoir. Ils ont fondé un journal au titre prometteur : La Bataille, et Gilbert y publie des articles déchaînés et provocateurs, dans lesquels il défend des idées qui dévoilent au grand jour son opposition avec Justin, puisque celui-ci est devenu un personnage public, un député respecté et promis à un brillant avenir politique. En outre, Renée a consenti à épouser Justin. Le cocktail que nous a concocté Arland au terme du premier quart du livre est explosif.
Il n’est pas utile de raconter les péripéties qui suivent et constituent le plus gros du roman. Au fond, l’essentiel a été dit par Arland dans les cent premières pages, celles qui conduisent au départ pour Paris. Le reste du roman tient tout entier dans la révolte de Gilbert, dans sa haine des institutions bourgeoises et de l’organisation sociale capitaliste, dans sa profonde inadaptation sociale. C’est un roman qui aurait aussi pu très bien s’appeler Le Mépris : celui, généralisé, de Gilbert : envers sa famille, la morale, le travail, voire Renée, et peut-être lui-même, somme toute…
Car la révolte de Gilbert dissimule maladroitement un mal de vivre qui pourrait bien tenir au vide spirituel qui l’habite, et donc répondre à l’inquiétude qui caractérisait le « nouveau mal du siècle » débattu par Arland. Les rares moments de bonheur auxquels il goûte, lorsqu’ils ne lui sont pas apportés par Renée, il les trouve dans une église où l’on joue La Passion selon saint Jean (242) ou encore, lors d’un voyage en Italie, devant les fresques de Fra Angelico au couvent Saint-Marc. Ce séjour en Italie le comble d’un enthousiasme qui supprime momentanément sa révolte en en révélant le tourment : « Gilbert avait envie de s’agenouiller dans les églises, pour remercier un Dieu, auquel il ne croyait plus, des dons admirables que ce Dieu lui dispensait pourtant. » (191)
Marcel Arland tient ainsi la promesse qui était contenue dans son article : mettre en scène un homme qui se penche sur son propre drame, qui se débat avec la misère d’être au monde sans raison dans une société qui parfois échoue à répondre aux exigences morales les plus hautes, mais qui d’autres fois fait le pari de la beauté et parvient à maintenir un certain ordre. Cet ordre, ce n’est pas celui, social, de Justin, mais c’est le seul auquel Gilbert consent à s’abandonner. Mais dans un temps où Dieu a déserté les cieux, les Gilbert-Rimbaud sont inévitablement des perdants-nés. L’avenir ne pouvait que leur faire défaut.
Et qu’en est-il, dans ce roman, de la part autobiographique, demandera-t-on ? Elle existe, même si dans les faits les choses sont moins tranchées, les clivages moins accentués. Arland était orphelin de père à quatre ans et avait un frère plus âgé que lui de trois ans. Et venu à Paris depuis la Haute-Marne, il avait aussi participé à la création d’une revue d’avant-garde inspirée des dadaïstes. Pour le reste, « Sur un nouveau mal du siècle » nous en dit davantage : L’Ordre est né d’une vive sensibilité à son époque, chercher au-delà, ce serait en fausser le sens.
François Ouellet
Juillet 2020
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NAUWELAERS
12/07/2020 à 21:55
«Dans L'Ordre, ce Gilbert-Rimbaud fréquente une bande d'intellectuelles en révolte...» (je cite l'auteur): je présume, d'intellectuels en révolte ?
Au masculin...?
Sinon d'après cette chronique très bien structurée et intéressante, ce livre très ancien semble receler des constantes de la psyché humaine qui peuvent en rendre la lecture pertinente même encore aujourd'hui.
Pour qui aime la vraie littérature.
L'expression «sur un nouveau mal du siècle» fait fort penser à de nombreux articles et livres des années cinquante concernant la jeunesse de cette époque-charnière.
Et fascinante.
CHRISTIAN NAUWELAERS