La microédition, une histoire de techniques et de passion
Le 13/09/2016 à 17:09 par Antoine Oury
Publié le :
13/09/2016 à 17:09
L'Enfer se déchaîne une nouvelle fois à Nancy, où le salon de la microédition, organisé en même temps que le Livre sur la Place, s'est jeté tête la première dans une deuxième édition. Avec un programme, des participants et une énergie renouvelée.
Sérigraphies par Phileas Dog (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Le festival L'Enfer est de retour pour faire découvrir la microédition — la fabrication artisanale de livres — et des créations graphiques de toute la France. La seule chose qui ne changera pas, c'est que tout changera chaque année : Franck, un des organisateurs, nous explique que les collectifs/maisons d'édition/artistes invités seront différent à chaque cuvée du festival, histoire de faciliter découverte, rencontres et diversité.
Encouragés par la bonne fréquentation de l'année passée, avec plus de 2000 visiteurs, les organisateurs ont décidé de déléguer un peu la programmation : des invités de l'année passée invitent à leur tour, comme la galerie Modulab de Metz, qui délocalisait le festival dans la ville voisine avec la venue du collectif Le Cabinet Mobi-Dic.
Le festival s'est également doté de nouveaux ateliers, sert toujours de généreux verres dans un bar pas cher tenu par des gens sympas, et occupe encore plus d'espace au sein de la MJC Lillebonne. Depuis un balcon, Marion Renauld écrit de manière infinie sur une machine à écrire : c'est « L'enfer du doute ». Les soirées du vendredi et du samedi ont été bien occupées, avec de nombreux concerts programmés dans l'enceinte de la MJC.
Marion Renauld à L'Enfer festival (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Au premier étage de la MJC se déroule le fameux salon de la microédition, avec des participants totalement renouvelés par rapport à l'édition 2015 de L'Enfer. Brice Benedetti et Fanny Legrand, qui forment aujourd'hui Le Trait Commun, se réjouissent de l'invitation : ils ont terminé leurs études aux Beaux-Arts de Rennes ensemble et, depuis, l'un finit souvent les phrases de l'autre.
« Nous travaillons tous les deux le texte et le dessin, mais d'une manière assez différente : j'utilise souvent la craie sèche, avec un dessin très brut, pour un résultat intuitif », explique Fanny Legrand, « quand Brice est dans un dessin plus minutieux, plus long et plus précis, au stylo ou à la pointe fine ». Le Trait Commun réalise de petits livres soigneusement reliés à la main, imprimés à la maison ou chez un imprimeur sur du papier de qualité, chaud, ivoire ou jaune mais jamais blanc, volontiers un peu translucide « pour les effets de superposition des dessins ».
Illustration par Le Trait Commun (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Avec leur petite bibliothèque, ils font les nombreux salons et festivals de la micro et de l'autoédition en France, en laissant parfois quelques exemplaires dans des boutiques. « Malgré tout, nous restons sur de très petits tirages, pour ne pas trop investir d'argent personnel dans les productions et plutôt utiliser celui que nous avons gagné sur les salons », expliquent-ils. Outre les livres, Le Trait Commun réalise aussi quelques sérigraphies, très nombreuses à L'Enfer et dans les autres salons du même genre.
Pourquoi ? Tout simplement parce que la sérigraphie, dans sa forme la plus courante, est l'une des techniques d'impression les plus accessibles. Grâce à The Phileas Dog Corporation, qui fait dans l'illustration, le graphisme et la sérigraphie, comprendre comment ça marche n'est plus si compliqué : on utilise un cadre en bois sur lequel est tendu un textile, généralement du nylon, parfois de la soie. C'est l'écran, qui fera ensuite office de pochoir pour sérigraphier.
Pour faire de ce morceau de tissu un pochoir, on l'enduit d'une pâte photosensible que l'on fait sécher dans le noir. En attendant, on a sagement préparé des typons, des feuilles transparentes (rhodoïd ou calque) sur lesquelles un dessin en noir, très noir, a été réalisé. Ce typon sera disposé sur l'écran avant de faire réagir la pâte photosensible à la lumière : le dessin en noir empêchera la réaction de la pâte à la lumière aux endroits voulus. Sur le reste de la surface, exposée à la lumière, la pâte va durcir définitivement. Ensuite, un passage sous l'eau permettra d'enlever la pâte qui n'aura pas durci : le tissu sera donc à nu, et les trous entre les fibres laisseront passer de l'encre, appliquée à l'aide d'une racle.
En mouvement, le geste d'impression est le suivant :
L'intérêt, c'est aussi que l'écran peut être réutilisé, pour des impressions en série.
Si le procédé technique semble compliqué, la sérigraphie reste une technique d'impression abordable, réalisable en atelier sans machine ou « dans sa douche », comme l'explique Phileas Dog. Mais, vu que les artistes aiment se compliquer la vie, chacun à sa technique, là aussi : Katjastroph, qui occupe le stand d'en face, lui donne un aspect proche de la gravure avec une étape supplémentaire de grattage sur le rhodoïd. « Mon truc, c'est de faire de la sérigraphie qui ressemble à de l'aquarelle, avec des dégradés et des couleurs très transparentes pour faire des lavis complexes », nous explique de son côté Phileas.
Pour ses oeuvres, Phileas produit plusieurs typons par sérigraphie, mais s'applique à jouer sur la transparence en réalisant des aplats transparents pour produire de nouvelles nuances de couleurs. « Un aplat dégradé du rose au bleu sur du jaune va donner du rose ou de l’orange en haut, puis du violet ou du brun, puis du vert ou du bleu », résume-t-elle avec simplicité. Le processus est plus long, mais aussi « plus rigolo », car il s'exécute à l'aveugle : impossible de prévoir quel dégradé sortira de tel ou tel aplat. Il faut donc compter sur un peu de chance et pas mal de maîtrise, pour un résultat impressionnant. Pendant ce temps, Marion Renauld écrit toujours sur sa machine à écrire.
Par Phileas Dog (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Si chacun appose sa patte sur la technique, la sérigraphie est à la portée de tous : la preuve, c'est que l'association Tip Top Print en a fait un jeu d'enfants : Malcolm et Federica, basés à Saint-Étienne, interviennent auprès d'enfants de la maternelle aux collèges, dans différents types de structure, pour leur faire découvrir la sérigraphie et l'expression graphique.
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« Nous le faisions ponctuellement auparavant, en tant qu'artistes indépendants, mais, depuis le mois d'avril, nous nous sommes lancés dans un projet dédié », explique Malcolm. Les propositions varient : aux plus jeunes, comme au festival L'Enfer, Tip Top Print fait faire des autocollants sérigraphiés ou des mini-livres à fabriquer soi-même. Avec un groupe d'ados, un fanzine complet a été conçu en une semaine. Malcolm intervient également avec des adultes trisomiques, et souhaite étendre ses activités aux établissements pénitentiaires.
Atelier Tip Top Print (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Sur un autre stand du salon de la microédition, on retrouve la maison LeMégot, en activité depuis plus de 5 ans : la diffusion en librairie est ardue, et les 30 % impossibles à accorder, alors le gros des ventes et des échanges se fait sur ce genre de salons, même si certains vendeurs de livres acceptent leur production. Charles-Henry, qui retrouve LeMégot à l'atelier de sérigraphie qu'il a monté à Metz avec un troisième larron, Théo, s'est tourné vers le design de vêtements en collaboration avec Iseult Brault. Turfu, leur marque, a un pied dans le passé, un autre dans l'avenir, et un certain sens du style.
Des sacs Turfu (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Dans leurs locaux du Tcrm-Blida, à Metz, ils proposent des ateliers de sérigraphie en live, ouverts au public : « Au début, on se chargeait de l'impression en live, et puis on a commencé à avoir mal aux bras », explique Charles-Henry le plus sérieusement du monde. « Nous avons donc proposé aux gens de le faire : ça les intéresse plus que de voir quelqu'un imprimer leur propre t-shirt. » Les gens ont un peu peur de « gâcher les t-shirts », mais une fois le premier motif imprimé, cette retenue s'envole.
Fidèle à cet état d'esprit, déjà présent l'année passée, L'Enfer proposait plusieurs ateliers, un de sérigraphie assuré par l'Atelier du Panda, implanté à la MJC Lillebonne, et un autre de gravure, avec monotype, linogravure et gravure sur zinc, basé dans les hauteurs de la MJC, « au Paradis de l'Enfer » selon l'expression de Paul, qui a animé l'atelier pendant le week-end.
À l'atelier de gravure (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Même les artistes en solo vous le diront : rien ne vaut que quelques rencontres pour retrouver l'inspiration ou ouvrir le champ des possibles. Le collectif Papier Crash Test, qui s'est installé le temps d'une expo dans la Galerie Lillebonne, juste à côté de la MJC, fonde son travail sur ce principe : ses 4 membres récupèrent les macules, aussi joliment nommées « feuilles de passe », qui servent à caller les machines ou à réparer les feuilles d'impression, pour les transformer en œuvres collaboratives.
Le collectif fait ainsi la tournée d'ateliers amis ou rencontrés lors de voyages pour leur proposer de s'emparer des différentes macules, à tour de rôle, avec la sérigraphie ou la gravure, notamment : chaque affiche porte ainsi l'empreinte d'une dizaine d'ateliers, ce qui produit « une œuvre qui fédère, que tu ne peux pas attribuer à untel ou untel », explique Bob (sans aucun doute son vrai nom), membre du collectif. Entre la Belgique, l'Allemagne et la France, le collectif a déjà fait deux tournées et en prépare une troisième pour rapporter d'autres macules « qui reflètent aussi la vie d'un atelier ».
Papier Crash Test à la Galerie Lillebonne (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Les artistes comme les œuvres ont fait pas mal de route avant d'atteindre L'Enfer, et un peu de mémoire ne fait pas de mal : c'est l'autre ajout de cette édition 2016, avec l'Infralibrairie et Zines of the Zone. La première est une sorte de boutique ambulante qui accueille des exemplaires de livres autoédités, de la microédition et des objets graphiques : le libraire se charge de faire connaître les livres qu'on lui a confiés, mais aussi de les vendre, le tout avec 0 % de commission. On ressort rapidement dans la cour de la MJC, et Marion Renauld écrit encore sur sa machine à écrire.
Zines of the Zone, projet de Julie Hascoët et Guillaume Thiriet, pourrait se définir comme une bibliothèque, ou la mémoire de l'autoédition : lors d'un tour d'Europe, de janvier à juillet 2014, ils ont collecté auprès d'artistes rencontrés les livres que ces derniers avaient autoédités pour faire connaître leur travail. « Nous avons rapporté des livres faits maison de Russie, d'Espagne, de Serbie... Des ouvrages sur le travail des artistes, ou des sujets qui leur tiennent à cœur : généralement, il n'en existe que 20 ou 50 exemplaires, alors nous en prenons un pour faire connaître les œuvres des artistes », explique Julie Hascoët.
Zines of the Zone (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Avec leurs présentoirs (faits main, évidemment), ils parcourent les centres d'art contemporain, mais aussi les squats et les bars — « pour toucher le plus de monde possible » — et colporter l'art au-delà des frontières, sans vendre les exemplaires, cette fois. « Au moment des affrontements en Ukraine, un photographe sur place avait fait le récit des événements avant même que la presse ne s'y intéresse. Son livre a été bloqué à la poste, et il a eu beaucoup de mal à le diffuser, c'est aussi à cela que sert Zines of the Zone. Il y a aussi beaucoup de livres de graffeurs, qui souhaitent diffuser leur travail de manière anonyme », nous précise-t-elle.
L'Enfer, version 2016, s'est donc agrandi, et les flammes devraient s'élever un peu plus haut encore l'année suivante : le Festival est toujours organisé par l'association Spraylab, mais une structure dédiée devrait naître pour la prochaine édition, avec sans doute d'autres découvertes et œuvres à se damner.
On ne sait pas, à l'heure qu'il est, si Marion Renauld a lâché sa machine à écrire.
Plus de photos de L'Enfer Festival sur Flickr.
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