Georges (1), je le connaissais peu. De temps en temps, nous nous croisions dans l’ascenseur. Bonjour, bonsoir, il fait chaud, il fait froid aujourd’hui. Il avait trente ans, un visage basané, de grands yeux clairs. Mince. Il me souriait chaque fois. Je savais qu’il vivait encore avec ses parents au 26e étage de la tour où je me suis installé. Au Liban, on reste longtemps dans sa famille, dans l’attente de se marier ou faute de moyens financiers. Il travaillait depuis quatre ans dans la communication, d’après ce que j’ai pu apprendre.
Ce jour-là justement, le 4 août, il devait être heureux : il allait visiter un appartement à Gemmayze où il avait l’intention de s’installer.
Le 17/08/2020 à 08:55 par Auteur invité
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17/08/2020 à 08:55
Gemmayze était un des plus beaux quartiers de Beyrouth, Gemmayze était tout ce qui restait de la splendeur du Beyrouth ancien, non loin du port. Un endroit pour la jeunesse, avec ses cafés, ses fumeurs de narguilé aux visages imperturbables… Et puis ses grandes bâtisses aux couleurs si douces au regard, citronnées, azurées ou crémeuses, ornées de fines colonnades et de fenêtres cintrées ; toutes plantées dans un enchevêtrement de rues et d’escaliers bordés de bougainvilliers fushia. Quel bonheur ce devait être quand il s’est rendu là-bas, vers 17H30 !
Une nouvelle vie commençait pour lui. Il a descendu la colline d’Ashrafieh, longé les mazar, ces petits caissons en vitres qui protègent des statuettes de la Vierge, longé l’église Saint-Joseph, avant de s’engager rue Gouraud. Puis il est monté à l’appartement.
Il était là, donc, quand est survenue une première explosion. Bien sûr, je ne sais pas ce qu’il a fait exactement, sinon je ne serais plus là. Mais j’imagine qu’il s’est approché de la fenêtre, un peu inquiet, ou tout simplement curieux (car au Liban, une simple déflagration n’effraie plus personne). Une à deux secondes se sont écoulées. Le souffle qui a suivi la deuxième déflagration a pulvérisé les vitres et criblé le jeune homme de lames de verres. De ce que j’ai compris, il est mort sur le coup.
Depuis qu’il n’est plus, je ne cesse de penser à lui. Sa disparition me devient symbole. Elle clôt un cycle dont il a été la victime. Il a été conduit là, à sa mort, ce 4 août, par un engrenage dont il n’avait même pas idée et que révèle justement sa mort. Sa catastrophe est celle du Liban tout entier. Elle se préparait depuis longtemps et semble désormais avoir été le fruit d’un scénario implacable, un chemin de croix écrit à l’avance. La mort transforme la vie en destin, a dit Malraux, et c’est vrai. Cela vaut aussi pour une ville. Avec l’explosion du port de Beyrouth se clôt non seulement la vie de Georges, mais aussi un chapitre de l’histoire du Liban commencée en 1990.
Tout s’annonçait bien pour Georges né justement cette année-là. Ses parents n’avaient connu que la guerre. Il est né à sa toute fin. Pendant son enfance, on a reconstruit Beyrouth. Une fièvre immobilière a saisi le pays. Sans ordre, au milieu des villas épargnées par les bombardements, on a élevé d’immenses buildings, superbes, luxueux. Les architectes ont gagné des fortunes, les promoteurs aussi. L’argent affluait de la diaspora, des milieux d’affaires et des pays du golfe.
Le ver était déjà dans le fruit. Lentement, si lentement que personne ne l’a d’abord vu, le risque s’est accru parce que l’Etat s’endettait toujours plus pour financer ses dépenses courantes : l’argent était si facile ! Alors l’État a accepté de payer des taux de crédit de plus en plus élevés. Tout le monde en a profité longtemps : les déposants voyaient croître chaque année leurs économies, et il y avait toujours de plus en plus de dépôts au Liban.
Cela a été un temps béni. L’argent servait à acheter des biens importés, jamais à investir. Ça, c’était un mauvais signe, mais on ne voulait pas le voir… Il y a peu encore, en me promenant, j’étais sidéré par le nombre de Porsche, Mercédès, Jaguar. Mais aussi par le fait qu’au milieu de cette opulence, il restait des maisons dévastées, des gens misérables.
Au cours de ces années, la côte, si belle sur les photos des années 30, a été défigurée par une myriade de constructions sans style, s’entassant sur le flanc de mer. Mais il restait les montagnes de cèdres, les vallées constellées de monastères. Peut-être, comme beaucoup de Libanais, que le petit Georges est allé chaque fin de semaine dans la maison familiale.
Comme chaque Libanais, Georges avait son village.
Le village fait partie de l’identité libanaise. Il y retrouve les siens et les grandes familles qui le dirigent. Il faut le savoir : le pays après 1990 n’a jamais pu se débarrasser du clientélisme offrant protection aux plus faibles, mais permettant aussi aux plus puissants de s’enrichir et d’être élus au sommet du pouvoir.
Fait aggravant, la constitution étant fondée sur le principe des confessions religieuses, on ne vote pas pour une politique, mais d’abord pour les représentants de sa religion. Dès lors, les décisions du pouvoir se font à coup de compromis qui ne résolvent jamais rien. Il faut satisfaire les sunnites, les chiites, les catholiques grecs et arméniens, les orthodoxes, les maronites, les druzes, sans oublier le Hezbollah… le Hezbollah chiite, autre épine dans le pied du Liban, organisation qui n’a jamais voulu désarmer, et dont les milices n’obéissent qu’à elles-mêmes. Georges, lui, était maronite.
Soyons clair, il n’y avait pas d’Etat véritable, mais une somme d’intérêts bien compris. Cela n’augurait rien de bon. Rien ne poussait à changer. Mais de tout temps, il en avait été ainsi.
Tant que l’argent affluait, personne ne se souciait de cette situation qui empêchait le Liban d’accéder à la modernité… Et Georges, devenu jeune garçon, encore moins que les adultes. Il a dû profiter de son enfance pour aller dans les montagnes, faire du ski l’hiver en ayant la Méditerranée devant lui, nager au bord la mer pendant l’été. Sans doute, avec ses parents, et pas toujours content, est-il allé visiter l’antique et merveilleuse cité de Baalbek bordée par les montagnes dénudées de la Syrie.
Il a vu Byblos et son port phénicien, dormi à Tyr, près des ruines romaines dominant la mer. Gourmand, il s’est empiffré de knefe enrobé de miel dans les vieux marchés de Tripoli et de Sidon. J’imagine, j’espère qu’il a été heureux dans ce pays qui avait tout et qui n’a plus rien, même plus Georges.
Il parlait français. On le parle encore beaucoup ici, même si l’influence yankee gagne hélas toujours plus de terrain, alors que l’ancien Beyrouth disparaît. Georges est sans doute allé dans une école française. Beaucoup de Libanais aiment la France. Ils l’appellent « La mère du Liban ». Les anciens connaissent par cœur les chansons de Ferré, de Brel, et de la variété des années 70-80. Radio Nostalgie est diffusée ici.
Ils suivent les actualités de la télévision française, connaissent les grands personnages de l’histoire de France, souvent bien mieux que nous. Aussi, quand je suis arrivé ici, je ne me suis pas senti dépaysé.
J’aime ce pays « qui n’est chaque fois ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre » dirais-je en paraphrasant Verlaine. Car le Liban dans sa permanence est multiple. C’est un peu la France, un peu aussi (et malheureusement) les États-Unis, mais c’est surtout l’Orient, un Orient où, dans une même rue, cohabitent une église et une mosquée. À Beyrouth, me transportant d’un monde à un autre, j’entends chaque jour sonner les cloches puis, sans transition, le muezzin.
Georges a fait de bonnes études dans un environnement qui semblait pacifié, du moins en apparence, du moins à Beyrouth. Au sud, la confrontation entre le Hezbollah et Israël se durcissait. En 2006, elle a culminé par le bombardement israélien sur la ville en représailles des agissements de l’organisation chiite. Les parents de Georges ont alors cru que cela recommençait comme en 1975 : la fuite vers les montagnes, les retours à Beyrouth avec la peur de ne plus rien retrouver, la crainte en allant au travail…
Mais la guerre, cette fois, n’a pas duré. Peut-être Georges n’en a-t-il pas souffert... La vie a repris : la fuite en avant, l’argent qui coule encore, Beyrouth toujours plus défigurée par les gratte-ciels, devenant comme New York une ville « debout » (Céline dans le Voyage).
Maintenant Georges devenait un adulte, poursuivait de bonnes études. Il devait être brillant, comme tant de Libanais, ce peuple si intelligent qui, à force d’expériences terribles, a vu au cours des années fuir ses élites vers la France ou aux Amériques, privant ainsi le pays de leurs compétences qui, peut-être, auraient pu arrêter l’inéluctable qui s’approchait d’Achrafieh et du quartier de Gemmayze.
Mais Georges, lui, est resté dans son pays.
Il avait 23 ans en 2013 quand un cargo à pavillon géorgien s’est arrêté au port de Beyrouth, chargé de 2700 tonnes de nitrate. Ils y sont restés, entassés dans un hangar, tout près de l’appartement où Georges, plus tard, voudrait s’installer. Cette négligence s’inscrivait dans un contexte où le bien commun était négligé. On laissait les ordures s’entasser comme des montagnes aux marges de Beyrouth. L’Électricité du Liban, l’EDF du lieu, s’avérait incapable de produire de l’électricité en quantité suffisante. Faute de mieux, les quartiers ont dû se munir de générateurs aux mains d’intérêts privés. Alors, il n’y a plus eu seulement une facture d’électricité, mais deux.
On s’habitue à tout, même au pire, pourvu qu’il arrive lentement.
Mais les dépôts d’argent continuaient d’affluer, à un rythme toutefois qui diminuait au cours du temps. Les agences de notation commençaient à se méfier. Où allait le Liban ? Il n’investissait pas. Où passait l’argent ? Les taux d’intérêt augmentaient, mais la livre ne décrochait pas encore. Elle restait arrimée au dollar grâce aux réserves que la banque centrale détenait. On pouvait ainsi indifféremment payer ses courses en dollars ou en monnaie locale. Cela ressemblait à la prospérité. Toujours plus de 4x4, de grosses cylindrées noires aux mains des riches. Les pauvres, eux, se débrouillaient, aidés par le clientélisme et le système D.
Georges devenu adulte devait sentir que quelque chose ne marchait plus. Il lisait, il s’informait. On parlait de réformes, mais rien ne venait. Le déficit budgétaire se creusait, inéluctablement. Le Liban était devenu un homme ivre, vivant au jour le jour follement convaincu que cela ne craquerait jamais, qu’il pourrait toujours compter sur les autres, la France, les principautés pétrolières, la diaspora, le monde entier. Mais les chiffres étaient là : l’argent venait de moins en moins, les réserves en dollars diminuaient. Le taux de chômage augmentait.
Par bonheur, Georges avait trouvé un emploi solide, relativement bien rémunéré. Il appartenait désormais à cette classe moyenne qui, longtemps, a été le pilier du Liban. Mais elle aussi, par la disparition progressive de l’argent, s’appauvrissait.
Georges était jeune. On n’est pas tout le temps sérieux quand on a vingt-cinq ans. Et il était indépendant. Il sortait quand il voulait, allait dans les bars de la ville, connaissait des jeunes filles, les aimait, les quittait. Cela aurait pu encore continuer encore quelque temps.
Tout a une fin, et le Liban devait en avoir une. Une fin est toujours mystérieuse. Elle survient d’un coup. C’est un cœur qui lâche, alors qu’il semblait encore solide la minute d’avant. Un mur qui s’effondre, si solide en apparence, mais miné en dessous, à l’intérieur. À la fin 2018, les Libanais ont commencé à comprendre. Les réserves en dollars se raréfiaient. Les réformes n’étaient toujours pas faites, reportées sans cesse, on ne savait pourquoi, ou plutôt on ne le savait que trop. L’incurie, la négligence, la ruine à venir, on ne pouvait plus l’ignorer. Elle s’avançait, elle arriverait bientôt. Elle était là, déjà, avec ce nitrate qui dormait au port.
Cette prise de conscience a conduit à la révolution d’octobre 2019, le 17 plus exactement, quand le gouvernement à court d’argent eut l’idée d’instaurer une taxe sur le Whatsapp. Pour la population, Whatsapp était l’unique luxe gratuit, et pour beaucoup la seule possibilité de communiquer avec les siens répartis dans tous les coins du monde.
Le peuple, un certain peuple sans doute, s’est soulevé. En un instant, le pays a été paralysé. J’ai vu sur les autoroutes des barricades enflammées et toute une jeunesse levant le drapeau qui criait sa détresse devant un avenir qu’elle découvrait. Georges devait en être. Lui aussi avait compris. Il a dû, comme tant d’autres que je connais, aller chaque jour manifester. Peut-être même, faire des sittings ? Les banques, les entreprises étaient fermées.
D’une certaine manière, la révolution a hâté le désastre. Soudain, la gravité de la situation est apparue dans toutes ses largeurs. Les gens ont voulu retirer leur argent, mais ayant été prêté à l’État, celui-ci ne pouvait plus rembourser les banques, et s’il ne pouvait plus les rembourser, les déposants ne pouvaient plus récupérer leur mise. Comment Georges a-t-il vécu ce moment de vérité ? Je n’en sais rien. Je continuais à le croiser, mais jamais nous n’avons parlé ensemble. Il continuait à rire avec ses amis. Sacrés Libanais ! Ils en ont tant vu, tellement entendu les récits de leurs parents martyrisés, qu’il y avait sans doute une certaine fatalité devant les périls.
On a cru, avec le départ du Premier ministre Hariri, le fils de Rafic (l’ami de Chirac), que les choses allaient changer. Y croyait-on vraiment ? On a annoncé des réformes. Elles semblaient pertinentes. On s’est forcé à croire qu’elles seraient exécutées. Mais là encore, le temps a passé, sans que rien n’arrive : les bonnes intentions étaient minées par le système constitutionnel.
En mars 2020, c’était fatal, le Liban se déclarait en faillite : il ne pouvait plus rembourser ses dettes à l’étranger. C’était pire que tout. Plus personne ne prêterait d’argent au Liban. Et il y avait pire, le dollar manquait maintenant pour acheter les importations indispensables, le pétrole, les médicaments. Et comme il n’y avait plus de dollar, le cours de la livre a commencé à décrocher, entraînant l’inflation. Très vite, les prix ont augmenté, deux à trois fois : le beurre, le lait, les couches des bébés achetés à l’étranger ! Tout à coup, les gens payés en livres ont vu leur pouvoir d’achat s’effondrer. Et sans doute aussi Georges, comme tous les jeunes de sa génération qui, soudain, se découvrait privée d’avenir.
On s’est dit alors qu’on était au fond du trou, qu’il ne pouvait pas y avoir pire. C’était sans compter sur la destinée malheureuse du Liban. Un mal, aussi dangereux, quoique plus sournois, a fait son apparition, justement en mars : le coronavirus.
Pris dans la nasse, le gouvernement n’avait d’autre choix que de confiner. Alors, Beyrouth pendant deux mois, coupé du monde, a sombré dans le silence. Finis les bars et les restaurants où quelques-uns allaient encore pour oublier !
Finis les klaxons incessants des taxis en ruine qui se signalent aux passants, les embouteillages légendaires dans lesquels se faufilent des scooters où, pressés contre le père, s’entassent mère et enfants ! Et les concerts dans les rues du quartier Badaro où la jeunesse vient refaire le monde ! Même le soleil, ce soleil écrasant les rues et les murs de sa lumière étouffante, était mortellement triste dans ce nouveau désert. Jamais, de mémoire d’hommes, on n’avait vu un tel spectacle, une telle crise ! Les gens me le disaient : même au plus fort de la guerre, la vie ne s’était jamais arrêtée. Toujours, il y avait eu une joie résistante, même dans les pires circonstances. Car, fruit de son histoire, le Libanais sait rester gai.
Ce silence absolu de deux mois précédait l’explosion du 4 août, comme si la ville s’était recueillie à l’avance. Pendant ce temps, les 2700 tonnes de nitrate dormaient encore… Jusqu’au 4 août.
Ce jour-là, à six heures, tandis que Georges visitait un appartement, ce jour-là, donc, j’étais chez moi. Par bonheur, dans mon bureau et ma femme dans sa chambre. Tout à coup, l’immeuble s’est mis à trembler. J’ai entendu un bruit net, assourdissant comme un marteau qui frappe le fer. Je me suis précipité pour rejoindre ma femme. À cet instant, tu étais encore vivant Georges. Puis il y a eu le deuxième choc. Les baies de notre salon ont explosé. Le souffle a traversé le couloir pour pulvériser les fenêtres de la chambre qui lui faisait face.
Puis le silence. Nous sommes allés au salon : des amas de lames de verre jonchaient le canapé, les fauteuils. Les meubles étaient piqués de morsures. Et devant nous, emplissant tout le ciel de Beyrouth, une fumée orangée et noire s’élevait. Nous ne savions pas ce que c’était : un tremblement de terre, un bombardement ?
Mais nous étions vivants. Cela seul importait. Et je ne savais pas encore que Gemmayze avait disparu à jamais, et que Georges était mort, il y avait moins d’une minute.
Je pense à lui. Je ne l’oublierai pas. Il est ce Liban martyr. Georges est mort. Rien ne le fera revenir, hélas, à cause de l’impéritie, des années de négligence, mais Beyrouth, lui, peut revivre. Je le sais parce que, le lendemain, les gens balayaient déjà les rues et s’entraidaient. J’ai même vu des sourires, une façon de faire un bras d’honneur à la destinée, mais pas seulement… Et je pense maintenant à tous ceux qui ont perdu les leurs, à la douleur des parents de Georges. Qu’au moins cette tristesse et cette rage qui nous étreignent tous soient le levain de la renaissance du Liban !
Nous autres Français ne pouvons pas être indifférents. Le Liban aime la France, et nous aimons le Liban.
(1) Le nom a été changé
Hervé Bel dirige, au sein de ActuaLitté, la chronique hebdomadaire Les Ensablés. Il vit au Liban depuis plusieurs années désormais. Romancier, il publie ce 19 août son nouveau roman, Erika Sattler aux éditions Stock.
La Fondation de France a lancé un appel aux dons.
photos :
Bagolina, CC BY 2.0
Guillaume Flament, CC BY SA 2.0
LALLA - ALI, CC BY SA 2.0
Maya-Anaïs Y., CC BY 2.0
Maya-Anaïs Y., CC BY 2.0
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