Au hasard d'une brocante, mon regard est attiré par une couverture colorée et conviviale, au titre intriguant " l'Empire Céleste" de Francoise Mallet-Joris. Toujours animée par la volonté d'ajouter quelques noms féminins à la liste des auteurs de ce blogue, je parcoure la quatrième de couverture qui attise ma curiosité. Confortée par le prix Femina obtenu en 1958, je négocie l'ouvrage pour quelques dizaines de centimes et me plonge dans la lecture des 430 pages.
Par Elisabeth Guichard-Roche
Le récit se passe à Montparnasse, après guerre. Les cent premières pages introduisent de façon un peu désordonnée une série de personnages, dont les liens ne sont pas toujours évidents et dont il est parfois malaisé de se rappeler. Peu à peu, le récit s'installe. Les personnages deviennent familiers. Le héros du récit se dessine. La cohérence s'établit autour d'un point d'ancrage: "L'Empire Céleste", un restaurant grec de la rue d'Odessa fermé le lundi. C'est là, que chaque Lundi soir, les copropriétaires de l'immeuble se retrouvent pour des soirées "artistiques". Il n'est pas inutile de les énumérer.
Parmi eux, Stéphane Morani, 46 ans, de santé fragile, est musicien l'après midi dans les brasseries du quartier. Héros du livre, il est à l'origine de la transformation des mornes réunions de copropriétaires en "discussions éclairées d'une petite société d'élite" ; Louise Morani, dite Loulou, son épouse. Épuisé par les difficultés financières et les infidélités de Madame, le couple cohabite tant bien que mal, chacun faisant chambre à part ; Martine Fortin, célibataire de 25 ans, au physique ingrat, est vendeuse au Prisunic. Elle habite une chambre de bonne, vendue par le couple Morani à court d'argent. Elle entretient une relation platonique avec Stéphane ; Madame Prêtre, la concierge de l'immeuble de la rue d'Odessa. Outre le pointage des allées et venues des copropriétaires, elle n'a de cesse que de trouver un bon parti pour sa fille ; Sylvia Prêtre, sa fille est "une belle âme, à laquelle n'avait manqué que l'éducation pour fleurir". Coquette, elle passe des heures à lire des romans photo et la presse people ; Henry Strass, peintre âgé et fortuné. Il entretient une liaison avec Sylvia avant de devenir l'amant de Loulou.
Et encore, Socrate, patron fauché de l'Empire Céleste qui ressasse avec nostalgie son passé heureux en Grèce. "S'il pouvait se convaincre qu'il est le même homme aujourd'hui, dans le petit bar désert, qu'autrefois dans le restaurant étincelant et prospère (oh! Les nappes blanches! Les profondes cuisines! Les fauteuils en peluche et le Parthenon en sucre!) ; Melle Lethuit, assistante sociale et célibataire, vit dans une grande maison à Meudon avec son père et sa sœur Pauline, divorcée. Paul Coban, peintre raté qui se console en buvant. "Sa ressemblance avec le portrait de Rimbaud par Fantin Latour" lui autorise une certaine désinvolture. Gérard Ducas, antiquaire aisé et ami intime de Coban. "Paul Coban peint, les sourcils froncés, plissant son front buté, et Gérard Ducas le regarde peindre. Éternelle et sans mélange est l'admiration, n'est-ce-pas? Et la confiance, et la pure amitié entre hommes..."
Et enfin, le docteur Fisher, au penchant avéré pour la bouteille et pour le rhum en particulier.
Le décor est posé. Le récit entremêle les histoires de chaque personnage qui, en plus d'être copropriétaires rue d'Odessa, ont tissé des liens entre eux. La fresque est un peu brouillonne mais dégage une ambiance désuète presque vintage assez plaisante: l'éclairage blafard mais rassurant des néons grésillants, la vie de quartier autour de la Gare Montparnasse, les pauses relaxantes aux "Bains vapeurs", la modernité provocante du Prisunic, le légendaire Miramar, la musique sirupeuse de la Brasserie Dorée, la chaleur des grogs servis aux premiers frimas,"l'ode aux objecteurs de conscience". La simplicité d'une vie de quartier et les passages sur Paris constituent une toile de fond agréable "Eh oui, c'est l'un de nos plaisirs, à nous, pauvres hères... La marche dans Paris, le nez en l'air...observer le spectacle de la rue, celui des maisons, ces vieilles pierres qui savent, mieux que des livres, nous parler..."
La destinée du personnage central, Stéphane, est pitoyable. Il ressasse son passé et subit son destin d'artiste raté: "à seize ans, entrant au Conservatoire de Signac, il commença à tenir son journal. Il se croyait à cette époque un personnage fort séduisant. Il se voyait jeune et beau ( il l'était extrêmement!), un avenir radieux de virtuose". Sa relation platonique avec Martine lui pèse avant de s'étioler puis de sombrer dans la jalousie et la revanche. Il devine assez vite, grâce à de menus détails dans l'amélioration du quotidien, que sa femme Loulou le trompe. Mais il reste totalement passif: "la bouteille était vide. Il faisait bon. Au travers de leur table, leurs mains se rencontrèrent, se posèrent l'une sur l'autre. Ce n'était pas un geste de tendresse, même pas un geste d'amitié. Plutôt un instinct d'animaux, accoutumés à la même tanière et, qui, repus, se rapprochent sans même savoir si c'est pour l'amour ou pour le sommeil". Tout en étant convaincu de la déroute de son ménage, il se raccroche à Loulou telle une bouée, sans pouvoir échanger avec elle: "il ne pourrait pas la consoler, la prendre dans ses bras, lui confier: "je suis comme toi..." pourquoi alors l'avait-il épousée?".
Il refuse de voir jusqu'à ce que Martine lui mette la vérité sous les yeux avec mépris et brutalité lors d'un dîner au restaurant: "Vous êtes admirable Stephane. Mais je suis sûre que, profondément, vous allez être soulagé d'apprendre ceci: votre femme n'a pas besoin de protection. Il ne s'agit nullement de faire d'elle une femme abandonnée, de l'accuser, de l'épier, que sais-je. Henry Strass veut l'épouser". Elle lui explique, non sans perfidie qu'elle a suivi Loulou jusqu'à l'atelier du peintre, puis s'est entretenu avec lui. Stéphane encaisse avec difficulté : "Non, il ne pouvait rien dire de plus. Tout son corps tremblait de révolte, de peur... D'incompréhension aussi".
Les jours passent, Martine s'est isolée dans sa chambre refusant de parler à quiconque. C'en est trop pour le cercle de l'Empire Céleste. Lors d'une réunion du Lundi, ils décident à la place de Stéphane. Ils le poussent à quitter sa femme et à partir de l'immeuble. Les derniers repères de Stéphane volent en éclat : "Tous contre lui...Comme toujours? Il retrouve sa détresse d'enfant, contre laquelle il a tant lutté. L'abbé Mouron et son hostie, le mariage et la satisfaction de les "narguer", la musique qui ne l'a mené qu'à la Brasserie Dorée, tout cela n'a pas suffi."
Quelques jours plus tard, poussé par la décision collective et sans en avoir personnellement envie, Stéphane annonce à sa femme son départ et la fin de leur vie commune. "Il était brisé et la chaleur des Martini l'avait quitté. Il fallait chasser ce sentiment d'absurdité qui l'avait envahi. Si ceci était absurde, sa vie entière...".
Ce roman m'a plu pour son thème original, son atmosphère rétro et conviviale, son anti-héros paumé mais attachant. Le récit semble manquer de structure mais les pièces du puzzle s'assemblent peu à peu pour livrer un tableau foisonnant et convainquant. La multitude de personnages rend la lecture des cent premières pages un peu fastidieuse, mais l'on découvre assez vite que certains sont des silhouettes tout juste ébauchées. Le style est inégal. Quelques phrases lourdes et alambiquées cassent le rythme, même si elles sont savoureuses à la relecture: "Dieu lare ou Furie du Foyer, tapie dans son antre inévitable, y concentrant ses foudres dont on ne sait jamais trop si elles sont destinées à l'ennemi du dehors ou aux prisonniers du dedans, ogresse de légende, Deus ex machina de tragi-comédie, que sais-je, chœur antique! La concierge, dans une société respectueuse des mythes, devrait porter péplum ou chlamyde, un uniforme".
Francoise Mallet-Joris, de son vrai nom Lilar, est née en 1930 à Anvers. Elle passe son enfance en Belgique, séjourne deux ans aux Etats-Unis, avant de s'installer en France. Elle est la fille du ministre Albert Lilar et de l'écrivain Suzanne Lilar. Elle fait un début remarqué, en 1951, avec la parution d'un roman sulfureux " le Rempart des Béguines" qui retrace une histoire d'amour lesbienne entre une jeune fille et la maîtresse de son père. Outre l'Empire Céleste (prix Femina 1958), Francoise Mallet-Joris a notamment publié Trois âges de la Nuit (1968), la Maison de Papier (1970), Dickie-roi (1980), le rire de Laura (1985). Elle fut également la parolière de la chanteuse Marie-Paule Belle. Membre du jury du prix Femina de 1969 à 1971, elle a été élue à l'académie Goncourt en 1970 dont elle a démissionné en 2011. Francoise Mallet-Joris est également membre de l'Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique depuis 1993 où elle occupe le fauteuil de sa mère.
1 Commentaire
Coban
17/03/2018 à 09:55
N'oublions pas dans cette histoire que Mallet Joris avait été condamnée pour diffamation par Paul Coban. Elle s'était permis de critiquer ouvertement le poète. D'ailleurs Coban s'était empressé après la condamnation d'écrire Au Céleste Empire.