Le 20 juin dernier, le jury du Prix Jean Monnet de Littérature Européenne s’est réuni à Paris. Les quatre derniers auteurs en lice, pour le prix 2019 sont : Helena Janeczek, Paul Lynch, Robert Menasse et Rosella Postorino. L’annonce du lauréat est prévue à la rentrée de septembre.
Le 27/06/2019 à 10:48 par Cécile Mazin
Publié le :
27/06/2019 à 10:48
Depuis 1995, le prix Jean Monnet de la littérature européenne est décerné par le département de Charente. Il consacre un auteur d’Europe, dont l’œuvre a été traduite, ou écrite, en France. Deux titres italiens, un irlandais et un autrichien restent dans cette dernière sélection.
Italie : Helena Janeczek, La Fille au Leica, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud
Elle s’appelle Gerta Pohorylle et est née à Stuttgart en 1911. Il se nomme Endre Ernó Friedmann et a vu le jour à Budapest en 1913. À l’égal d’Edward Weston et de Tina Modotti, d’Ernest Hemingway et de Martha Gellhorn, ils forment l’un des couples les plus célèbres du XXe siècle. La première est plus connue sous le nom de Gerta Taro, le second, grâce à un pseudonyme inventé par cette dernière, est l’un des fondateurs de l’agence Magnum, son nom : Robert Capa. La fille au Leica est leur histoire.
Que quoi s’agit-il ? En un temps où la narration littéraire oscille entre la fiction et non fiction, Helena Janecszek propose une troisième voie qui consiste à raconter l’Histoire en racontant celle d’un personnage — ici Gerta Taro — qui en est toute à la fois l’acteur et le spectateur. La fille au Leica n’est pas une biographie, et pourtant elle nous raconte merveilleusement la vie de Gerta Taro. Elle n’est pas non plus un roman historique, mais à chaque page le poids de cette dernière est là : installation du fascisme italien, arrivée d’Hitler au pouvoir, guerre d’Espagne où la belle photographe trouvera la mort, dans les combats de l’Escorial, à 26 ans.
Plutôt qu’un récit linéaire, Helena Janeczek choisit de raconter la vie de Gerta par le biais de trois regards croisés. Ceux de l’étudiant Willy Chardak, de Ruth Cerf, la journaliste, de Georg Kuritzkes, combattant des brigades internationales.
Parlant de la photographie, Tina Modotti disait que lorsque celle-ci « ne s’oriente que vers le présent et s’appuie sur ce qui existe devant l’objectif de l’appareil, elle s’affirme comme le moyen le plus incisif pour enregistrer la vie réelle dans toutes ses manifestations ». C’est exactement le projet de ce roman.
Gérard de Cortanze
Irlande : Paul Lynch, Grace, traduit de l’anglais par Marina Boraso, Albin Michel
La littérature irlandaise contemporaine regorge de talents. Joseph O’Connor, Anne Enright, Colum McCann, Donal Ryan, dont on n’a pas oublié Le Cœur qui tourne, sont parmi les plus notables. Nous pourrons désormais y adjoindre Paul Lynch qui nous avait déjà donné deux remarquables romans : Un ciel rouge, le matin et La neige noire.
Grace est l’histoire d’une jeune fille, jetée sur les routes d’une Irlande en proie à la Grande Famine de 1845, à la recherche d’un travail qui lui permettra de survivre. Fait historique notoire, ce fléau, causé principalement par la propagation sur les récoltes de pomme de terre du terrible champignon mildiou, entraînera la mort d’un million de personnes et contraindra plusieurs milliers d’Irlandais à quitter leur terre natale pour gagner les États-Unis.
Autre conséquence, que n’avait sans doute pas envisagé l’occupant britannique qui avait profité de cette situation dramatique pour expulser les plus pauvres et gagner ainsi des terres supplémentaires, l’aide massive des Irlando-Américains qui envoient des fonds au mouvement Fenian, voire retournent dès 1867 en Irlande et participent aux luttes indépendantistes.
Pour raconter cette catastrophe majeure, Paul Lynch utilise à merveille un style d’une pureté qui n’a d’égal que la violence des faits qu’il raconte. De Donegal, ville la plus septentrionale de l’île, à Limerick, située à l’ouest dans l’estuaire du Shannon, nous suivons Grace dans son Chemin de Croix. Épopée biblique vers la Lumière, ce livre incandescent correspond en tous points au sens que le critique allemand Gotthold E. Lessing donne à ce qu’il appelle le drame historique : celui d’une réalité « fournissant sous une forme pure, au dramaturge, la tragédie qu’il recherche ». Une pure merveille !
Gérard de Cortanze
Autriche : Robert Menasse, La Capitale, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Verdier
Un cochon sème la panique dans le centre de Bruxelles. Autour de la place de la Bourse, un Turc de passage est renversé par l’animal. Un vieux monsieur lui tend la main pour l’aider à se relever : « Gouda Mustafa prit la main et se releva. Son père l’avait mis en garde contre l’Europe. » C’est sur cette scène symbolique que débute le roman de Robert Menasse, 448 pages haletantes et débordant d’imagination qui nous emmènent dans le monde ubuesque de « l’Europe ».
L’agression du cochon fou n’est pas la seule péripétie du début de ce livre : dans le même quartier, un homme est tué d’une balle de revolver. Qui est-il, pourquoi a-t-il été tué ? La question sous-tendra le récit jusqu’à sa fin, sans qu’on y apporte de véritables réponses. Le coup de feu a été entendu par un voisin, le Dr Martin Susman, qui travaille à la Commission européenne et sera l’un des personnages principaux d’une autre branche du récit. Ainsi commence à tourner un incroyable manège sur lequel Menasse dispose ses personnages avec une inventivité sans borne et une joie créative aussi sardonique que communicative.
Dans cette atmosphère tantôt spectrale, tantôt burlesque, mais toujours d’une drôlerie aussi fine qu’irrésistible, Menasse s’amuse alors à entremêler la trame de ses récits et à provoquer des croisements entre tous ses personnages. Bruxelles est la scène de son théâtre, il y déroule son récit comme un metteur en scène de talent : le rythme est précis, l’humour sec et omniprésent, le fond pensé et solidement charpenté.
Verdier
Italie : Rosella Postorino, La Goûteuse d’Hitler, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, Albin Michel
À l’automne 1943, Hitler, comprenant qu’il est en train de perdre la guerre, se réfugie dans sa Wolfsschanze, sa tristement célèbre « tanière du Loup ». Située en Mazurie, région boisée du nord-est de la Pologne, celle-ci constitue un mausolée indestructible. Plafonds de huit mètres d’épaisseur, murs larges de sept, enceinte truffée de mines, elle est tout à la fois le quartier général du chef du IIIe Reich et le blockhaus abritant la fameuse machine Enigma. 2000 esclaves ont travaillé à sa construction.
Y vivent : 1200 SS et 300 officiers. En somme, ici, rien ne peut atteindre le Führer. À moins… à moins que la mort ne vienne des cuisines. C’est cela : la nourriture empoisonnée ! Que faire ? Les nazis, on le sait, n’étaient pas à court d’idées. Pourquoi alors ne pas réquisitionner, dans les villages voisins, des femmes qui goûteraient les mets proposés chaque jour au chef nazi ?
Ainsi, suivons-nous la vie de Rosa Sauer, une jeune fille originaire de Berlin, dont le mari soldat est porté disparu. Les femmes qui composent cet étrange bataillon se jalousent, se détestent, s’entraident parfois. Alors que l’Europe en guerre meurt de faim, ces femmes meurent de trop manger et de la peur de goûter le plat qui contraindra la dose létale de poison. Sans oublier évidemment la nécessité de succomber aux avances des officiers SS.
À l’arrivée de l’Armée rouge, en janvier 1945, toutes les goûteuses furent exécutées, sauf une : Margot Wölk, morte avant que la romancière ne puisse la rencontrer, et qui a inspiré le personnage de Rosa Sauer. Car cette histoire folle est une histoire vraie. Rosella Postorino en fait un roman terrible : celui d’une femme ordinaire devant faire face à une situation extraordinaire.
Gérard de Cortanze
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