« L’ouragan cernait la chambre. » Dès la première phrase, le ton est donné. Une formidable tempête sévit au large de Brest où habite le héros, Renaud. Ce dernier est au chevet de sa femme malade. Soudain au beau milieu de la nuit, on frappe à sa porte...
Par Carl Aderhold
« - Qu’est-ce que c’est ?
- S.O.S., capitaine !
- Bon, j’y vais… »
Commandant d’un puissant remorqueur, le Cyclone, Renaud doit aller au secours d’un vapeur grec qui a une avarie de gouvernail. Abandonnant son épouse, il gagne les quais et s’embarque pour affronter l’océan déchaîné à la recherche du Grec.
S’ensuit une lutte épique contre les flots pour rejoindre et le remorquer jusqu’à bon port. Le Cyclone avance à grand peine, pressé par les appels au secours du Grec.
Vercel consacre des pages magnifiques à décrire la violence de la tempête, bien qu’il ne soit pas lui-même un familier des mers ! Professeur à Dinan dans les côtes d’Armor, il passe des heures à recueillir les témoignages des marins, notamment ceux qui vont dans les eaux autour de Terre-Neuve. Il enquête, amasse une documentation importante, précise qui donne à ce roman comme aux autres qu’il consacre à la mer (La Caravane de Pâques, La Fosse aux vents…) ou à ses récits sur la Rance et Saint-Malo, une force d’authenticité.
Mais si Vercel s’intéresse au monde maritime, ce n’est pas tant par amour de la mer que par admiration pour la lutte des marins contre les éléments. Il voit en effet dans l’océan un théâtre où des hommes ordinaires à terre, prennent une véritable dimension, rencontrent leur destin. Face aux déchaînements de la nature, les hommes sont rendus à eux-mêmes, se montrent sous leurs vrais visages. Ainsi Renaud qui chez lui n’est qu’un individu banal, maladroit, incapable de trouve sa place, est forcé une fois à bord du Cyclone et confronté à la tempête, d’accéder à une certaine grandeur. Il se montre à la hauteur de la situation comme tous ceux de son équipage, Kerlo, le maître d’équipage, Gouedec, le chef radio, Tanguy le second, faible et trompé par sa femme, qui en mer, redevient un homme au caractère trempé.
Car ce sont les hommes qui avant tout fascinent le romancier. Et comment ne pas voir un parallèle entre cet équipage qui fait face à une situation qui les dépasse et les soldats de la Grande Guerre dans les tranchées, confrontés à une guerre trop grande pour eux et pour Vercel, l’ancien combattant ?
Officier durant la Première Guerre mondiale, il finit sur le front d’Orient. Il tire de cette expérience son livre sans doute le plus célèbre, Capitaine Conan, qui lui vaut le prix Goncourt en 1934 et dont Tavernier tirera par la suite un film.
La guerre est le grand choc dans la vie de Vercel. Il en gardera une trace profonde, frappé à la fois par la violence des combats et la force de caractère des Poilus.
Un même changement se produit chez les marins du Cyclone et chez les hommes du capitaine Conan : anodins à terre ou dans la vie civile, ils révèlent leur vrai visage dans la tempête comme au front.
Le Cyclone comme la tranchée est soumis à des forces qui les dépassent mais aussi à la traitrise des autres hommes. Dans le Capitaine Conan, il s’agit autant de l’ennemi que du commandement français aux ordres incohérents qui font courir aux soldats des risques inconsidérés. Dans Remorques, c’est le commandant du vapeur grec qui joue ce rôle. Il presse Renaud d’arriver à son secours au plus vite, le menace d’appeler un autre remorqueur. Surtout, incapable de se hisser comme Renaud à la hauteur des événements, il prend à plusieurs reprises sous l’effet de la peur des décisions dangereuses pour son équipage. Pis encore, une fois remorqué par le Cyclone, il essaiera par tous les moyens de ne pas payer le prix de ce sauvetage. Mais c’est sans compter sans la femme de ce commandant que Renaud a recueilli à son bord au plus fort de la tempête…
A plusieurs reprises, les hommes du Cyclone échappent de peu à la mort. Un moment, le câble du remorqueur se prend dans l’hélice, laissant le bateau à la merci des flots se diriger vers les brisants…
« La chaussé de Sein. Une chaussée, oui, une route d’écume, une avenue cahoteuse, large de quatre milles et hérissée de milliers de cailloux noirs. Et là-dedans, les entrelacs incohérents des courants et des remous, une sorte de foisonnement de l’eau, d’enchevêtrements absurdes, de retours, de repentirs. Sur les deux bords de cette route, deux rangées de geysers, des arbres d’écume sans cesse renaissants et retombés. »
Renaud accueille la sentence avec une force de caractère qui impressionne : il accepte sa défaite en quelque sorte, vaincu par quelque chose de plus grand que lui, mais là encore les hommes de son équipage vont se surpasser en un héroïsme dont la grandeur n’a d’égale que la modestie. « - J’ai bien cru que mes cors ne me feraient plus jamais mal ! » s’exclame l’homme de barre qui vient d’échapper à la mort…
C’est donc un double combat que les héros de Vercel mènent ; contre la force des éléments, un danger qui les dépasse et la fourberie, la petitesse de ceux qui, contrairement à ce que leur position sociale laisse croire, sont incapables de faire face à ce danger.
Comme le capitaine Conan qui n’est plus que l’ombre de lui-même de retour à la vie civile, véritable épave alcoolique qui attend la mort avec la résignation de ceux qui n’ont plus de rôle à jouer, plus d’aventure à mener, Renaud une fois à terre doit affronter un autre combat en apparence bien plus simple mais qui, faute de grandeur et de dépassement de soi, d’appel à sa nature profonde, se révèle pour lui plus terrible encore : la maladie de sa femme.
Leur amour s’est éteint à mesure de l’usure de son épouse qui a tout sacrifié pour lui. Elle l’a accompagné sur son bateau, a affronté avec courage les mêmes tempêtes mais usée, épuisée, elle est atteinte d’une maladie qui s’annonce mortelle. Elle prend alors conscience que l’amour de Renaud ne tenait qu’à sa force, à sa présence à ses côtés. Il tente de s’en défendre, lui promet de s’occuper d’elle, mieux d’abandonner son métier – ce qui non seulement donne un sens à sa vie, mais l’oblige à se dépasser.
L’homme, si vaillant, si sûr de lui, redoute ce nouveau défi de la vie normale à terre. « Et il sentait grandir une inquiétude anxieuse : lui qui avait toujours tant aimé la force, la sienne, et celle des autres, comment se tiendrait-il, maintenant qu’il allait être, à son tour, le maître responsable d’une épave ? Car c’était là, mieux que sur les bateaux solides, qu’on voyait les hommes et les salauds. »
Le véritable courage n’est-il pas d’affronter le quotidien sans grandeur ? Vercel ne tranche pas, c’est là toute la force de son roman.
Le monde de Vercel est donc un monde d’hommes, où les femmes ne jouent qu’un rôle en retrait, au service de leur compagnon, leur amour pouvant à la longue les obliger à renoncer à leur ambition d’une autre vie, leur rêve de grandeur.
Toute autre est le message de l’adaptation portée à l’écran par Jean Grémillon en 1940. Jacques Prévert, qui finalise le scénario originel de Cayatte, oriente l’histoire vers un autre rebondissement. Le personnage de Renaud joué par Jean Gabin succombe aux charmes de la femme du commandant grec, interprétée par Michèle Morgan. Aux yeux de Prévert, le combat entre les hommes et la nature, dont l’intensité met à jour la grandeur ou non des premiers passe au second plan au profit d’un questionnement sur la force de l’amour. Prévert et Grémillon s’écarte de l’univers viril, « ancien combattant », de Vercel pour centrer leur histoire sur la lutte d’un couple pour maintenir leur amour. Comme dans le roman, Renaud et sa femme se sont follement aimés mais ici la question n’est plus de savoir si Renaud trouvera le courage de rester auprès de sa femme malade, mais bien plutôt de comment ils peuvent ranimer, sauver leur amour.
Gabin n’est plus un homme en lutte contre les éléments, obsédé par son défi contre l’océan, mais un homme qui voit son amour se désagréger, face à la maladie et plus encore l’arrivée d’une autre femme. Et la mer devient un lieu non pas de lutte mais d’errance, presque un purgatoire. Les flots eux ne connaissent pas l’érosion des sentiments, ni la tromperie. Gabin part à bord de son remorqueur, vaincu par la mort de son épouse – d’une certaine manière, dans le film de Grémillon, le vrai lieu de la tragédie n’est pas l’océan mais la terre, là où Vercel rêvait d’horizons lointains…
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