En 1935, pour la publication de Bénédiction, son troisième roman, Claude Silve remportait le Prix Femina à 9 voix contre 5 pour Isabelle Rivière (Le Bouquet des roses rouges) et 3 voix distibuées entre Marcelle Magdinier, Andrée Sikorska et André Fraigneau. Claude Silve était le pseudonyme allusif de la comtesse de la Forest-Divonne, née Charlotte de Lévis-Mirepoix, sœur du romancier et de l’historien académicien Antoine de Lévis-Mirepoix. Publié chez Grasset et depuis jamais réédité, ce roman a aujourd’hui un petit air suranné mais délicieux, car ça reste de la très belle littérature.
Le roman est composé du cahier laissé à sa mort par la vieille gouvernante des Dampard, Anaïs, dans lequel elle relate un drame survenu jadis. Mais ce drame, si important soit-il, puisque sans lui le roman ne se serait pas écrit et qu’il a bouleversé la vie des êtres du château des Dampard, n’est pas l’objet principal du livre. Il est un prétexte au désir de la gouvernante de prendre la plume pour se souvenir de l’auréole d’un temps révolu.
L’histoire que raconte la vieille Anaïs s’ouvre sur un dimanche, où nous sommes dans l’attente de l’arrivée, prévue pour le lundi matin, du comte Horace qui semble avoir été au centre du drame. Mais après une centaine de pages (à peu près à la moitié du roman), nous n’avons toujours pas tourné la page qui nous conduirait au lundi et nous ne savons encore rien du drame en question. Toutefois, on comprend assez vite que cet effet de ralentissement de l’histoire est doublement voulu : d’abord parce que la gouvernante observe cette réserve que dictent les malheurs des familles, respecte la pudeur de la propriétaire du château, la marquise de Bradès, grand-mère du comte Horace et sombre veuve refermée sur elle-même, ce qui rend difficile le dévoilement des événements ; ensuite parce que la rêverie l’emporte sur les événements.
Ce qui compte dans ce roman, c’est une certaine atmosphère, la qualité d’une ambiance, l’évasion très sensible de la narratrice dans la rêverie des couleurs, des saisons, des odeurs. C’est une sorte de roman proustien (encore un !). Proust écrivait dans Le Temps retrouvé que « [l]a vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport […] et les enfermera dans les anneaux d’un beau style ». Benédiction est à l’avenant, car « [e]ntre les objets dont nous ignorons les forces il y a des mariages invisibles : nous sommes entourés d’unions fantasques d’où peuvent naître des influences », nous prévient la narratrice. Le château de Dampard est pour elle « comme une cloche dans ma mémoire », et il lui faut peu de choses pour qu’elle parte « à la recherche des points d’enchantement ».
Je parle de Proust pour situer les choses, ce qui est pratique. Mais le roman de Claude Silve n’a besoin d’aucune caution, il a sa propre voix et ses propres mérites. Il y a chez cette écrivaine des pages vraiment très belles, dites à sa façon à elle, très mélancoliques, où il y a cette nostalgie des « très anciens passe-temps perdus ». Ses rêveries deviennent une esthétique : « Ce ne sont pas les événements que je cherche ici à décrire ; c’est leur halo. »
Et encore : « J’ai les rêves pour le sommeil, j’ai ceux pour les nuits où je ne dors pas : je veux dire le pouvoir de transporter la partie ailée de moi-même. Cette nuit-là, j’eus toutes mes sortes de rêves. Promenades des nuits blanches, carrosse de l’imagination, qui roule vers nos propres fêtes, sur des pavés pleins de musique. Plusieurs fois je passai du brillant domaine des yeux clos, au domaine encore plus étincelant des yeux créateurs : là s’effondrent les murailles des chambres fermées. »
J’ai évoqué Proust. On le voit ici, c’est encore plus au Grand Meaulnes d’Alain-Fournier que fait penser Bénédiction. Mais sans la moindre part de bonheur, lequel n’éclôt jamais. Il est refoulé, étouffé parmi les secrets de cette vieille famille de l’aristocratie, une de ces famille où le passé est « le modèle unique » de l’avenir.
Il y a un art de l’ellipse chez Claude Silve. Une manière de suggérer plutôt que de taire. On ne saura jamais tout à fait la vérité des événements qui sont évoqués. Au mieux, nous en verrons les effets, et donc les conséquences sur ce personnage d’Horace qu’on ne fait qu’entrevoir et qui, au retour d’un séjour en Chine, ramène avec lui, au château, celle qu’il souhaite épouser, Maria, une femme d’origine italienne. Mais cette Maria est mal accueillie par la marquise, toute sa personne étant assombrie par « la branche salie des Mancilia ») à laquelle elle appartient.
Le destin d’Horace et de Maria se joue dans les discussions que tiennent Mme de Bradès et Monseigneur, derrière les portes closes desquelles le lecteur, comme la gouvernante, est tenu à l’écart. Mais qu’importe, puisqu’Horace n’y pourra rien. « Que pouvait-il, lui, capable d’accourir du bout du monde en croyant qu’il lui suffisait d’apporter sa joie muette pour désarmer sa grand’mère ? » Quelques jours après son arrivée au château, Maria en repart subrepticement au lever du jour, sans prévenir Horace. Celui-ci découvre la nouvelle quelques heures plus tard, lors de la bénédiction de la chapelle par Monseigneur, quand son regard croise celui d’Anaïs qui avait été témoin du départ de Maria. À son tour, Horace quittera le château pour ne jamais y revenir.
Le volume se referme ainsi sur l’éloignement éternel d’Horace et la solitude non moins éternelle de sa grand-mère, qui a préféré son orgueil et l’honneur au bonheur de son petit-fils. Le titre du roman semble ainsi vouloir marquer explicitement la victoire de l’Église et des prescriptions de la tradition sur le temporel.
Dans Le Monde illustré du 14 décembre 1935, Marcel Aboulker (il allait devenir le cinéaste célébré des Pieds-Nickelés quelque douze ans plus tard) disait avoir pensé à cette chanson de Maurice Chevalier en lisant Bénédiction :
« Quand un vicomte
Rencontre un autre vicomte,
Qu’est-ce qu’ils racontent ?
Des histoires de vicomtes. »
Et Aboulker de commenter : « Le grand public se laissera-t-il émouvoir par les histoires charmantes que Mme Claude Silve écrit d’une plume si ténue, qu’elle trempe dans l’encrier des rêves. Et les soucis des personnes de Bénédiction rencontreront-ils ceux de ses lecteurs ? » Évidemment, vu sous cet angle méprisant et impardonnablement réducteur et pragmatique, et qui plus est à l’époque où la gauche littéraire vit ses années de gloire à l’aube du triomphe du Front populaire, le roman pâlit drôlement. On pourrait en discuter longtemps, mais la littérature survit moins par ce qu’elle témoigne de son temps que par la plaisir de la lecture qu’elle procure, par cette plume trempée dans « l’encrier des rêves », pour reprendre l’expression d’Aboulker.
Balzac voulait sans doute concurrencer l’État civil, mais ce n’est pas pour cette raison qu’on le lit encore, et les duchesses de Proust n’enlèvent rien à la Recherche. Bénédiction, c’est tout sauf une histoire de vicomte, et le jury du Femina ne s’y est pas trompé. C’est d’abord tout simplement, thème vieux comme le monde, l’histoire d’un amour décimé par les préjugés familiaux ; c’est ensuite et surtout une écriture, un ton, un style, ici une rêverie mélancolique. Bénédiction, c’est l’heure assombrie de la fin du jour, un autre de ces romans crépusculaires comme il y en a tant eus (et de vraiment magnifiques, comme Le Rivage des Syrthes de Julien Gracq ou Le Guépard de Tomasi di Lampedusa) pour nous rappeler que le monde change mais que la littérature reste.
C’est aussi ce qu’avait compris la romancière américaine Edith Wharton qui, en 1936, préface la traduction anglaise (par Robert Norton) de Bénédiction, parue sous le même titre chez l’éditeur new-yorkais Appleton-Century. Wharton, qui mourra l’année suivante, avait passé les trente dernières années de sa vie en France. La Revue hebdomadaire, qui avait, en 1935, donné à lire Bénédiction avant sa publication en volume, reproduisit en français la préface américaine dans son numéro de septembre 1936.
Pour Wharton, Claude Silve est une « musicienne des mots », elle sait faire vibrer la corde qui fait s’évanouir la ligne d’horizon et brouille la frontière entre le réel et le rêve. Car dès lors que nous entrons au château de Dampard, les êtres sont vus « à travers cette subtile brume d’outre-monde qui est si visiblement l’élément de l’auteur ».
François Ouellet
Janvier 2019
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