« Il y a quelques années, étant à Florence, je voulus étudier dans le cloître de Santa Maria Novella. Un soleil splendide brillait sur les dômes de la ville des Lys. Voulant être seul, j’arrivai dès neuf heures du matin. Le sacristain avait refermé la porte. Par les vieux arceaux, brillaient les gazons verts. Les cloches sonnaient à toute volée, lorsqu’en approchant de la chapelle des Espagnols, j’entendis naître et croître un léger bruit de paroles, de lecture, de prière. J’entrevoyais dans l’ombre lumineuse des silhouettes de jeunes femmes au profil giottesque, aux chapeaux canotiers, aux voilettes blanches.
Le 10/02/2019 à 09:00 par Les ensablés
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10/02/2019 à 09:00
La voix reprenait un texte anglais, l’une d’elle lisait « …cette sagesse supérieure qui gouverne par sa présence toute la conduite des choses terrestres et par son enseignement l’art terrestre tout entier, Florence vous dit qu’elle ne l’a obtenue que par la prière ». Longtemps elle lut ainsi, passant des aperçus les plus éloquents aux remarques les plus minutieuses sur les doigts ou les cheveux de tel personnage de la fresque, notant les repeints, les plis des robes. Quel était ce livre, l’office inconnu de cette religion de la Beauté ? Le sacristain, revenu par là, me jeta ce nom : Ruskin ! ».
Si vos pensées ne sont pas occupées ailleurs ce matin, si elles se présentent dans un ordre convenable, je vous propose de nous rendre à l’office inconnu de cette religion de la Beauté en compagnie de Robert de La Sizeranne, auteur de ces lignes qui nous introduisent poétiquement dans l’univers de John Ruskin. Nous ferons coup double en découvrant à la fois le grand philosophe anglais et cet historien français de l’art et critique un peu oublié : Robert de La Sizeranne. Il fut, non le prophète, mais celui qui l’annonça, celui qui traduisit, interpréta sa pensée, témoigna, il fut celui qui constitua en somme la science ruskinienne pour le public français au tournant du siècle.
Un Anglais qui voyage
Marcel Proust lui-même, lorsqu’il aborde Ruskin et son œuvre –qui ont tant compté dans sa formation- commence par évoquer Robert de La Sizeranne et « le monument magnifique qu’il a élevé à Ruskin. Le Ruskin de M . de La Sizeranne a été considéré jusqu’à ce jour, et à juste titre, comme le domaine propre de M. de La Sizeranne ; si j’essaie parfois de m’aventurer sur ses terres, ce ne sera pas pour méconnaître ou pour usurper son droit qui n’est pas que celui du premier occupant. Au moment d’entrer dans ce sujet que le monument magnifique qu’il a élevé à Ruskin domine de toute part, je lui devais ainsi rendre hommage et payer tribut »[1].
Commençons par faire la connaissance de John Ruskin. Qui est cet homme né en 1819 dans une famille d’intègres et riches commerçants londoniens sous l’enseigne de la maison Ruskin, Telford and Domecq, qui magnétisa la jeunesse et l’intelligentsia anglaise ? Lorsqu’il monte en chaire à Oxford en 1870 pour sa leçon inaugurale, vêtu de « la longue robe noire du professeur, redingote bleue, avec des poignets blancs épais, un col entonnoir à la Gladstone, une lourde cravate bleue, une élégance grave et surannée »[2], la salle est bondée et la foule se presse à ne pouvoir fermer les portes ; les étudiants désertent les autres cours malgré les plaintes des professeurs, se juchent sur les armoires, grimpent aux fenêtres ; dans cette mêlée, de riches Américaines et des intellectuels venus du monde entier manquent étouffer. Le rayonnement de son œuvre fut immense.
Il grandit dans un milieu, tory en politique et presbytérien en religion, dont le puritanisme nous étonne et dont les prescriptions nous déroutent comme celle qui commandait à cette pieuse famille de voiler les tableaux de la maison afin que rien ne pût les détourner, le jour du Seigneur, de la méditation religieuse, et que nul songe peccamineux d’après dîner ne vienne oblitérer le salut de ces âmes ; mais le reste de la semaine, l’intérêt et le commerce accroupis dans tous les coins ! Extraordinairement, son père aime à voyager et à visiter les beautés de la Nature, car il est curieux de les dessiner, en Suisse, en France et en Italie ; un père qui passe pour un des plus grands connaisseurs de vins de la place de Londres, sans qu’il y entre aucun plaisir, par obligation professionnelle seulement, et qui par ailleurs interdit alcools, gâteaux et sucreries à ses enfants.
A son exemple, John Ruskin n’aura, lorsqu’il commence à voyager, aucune curiosité pour la peinture : à Florence, dont il sera plus tard le guide le plus inspiré, « il n’est frappé par rien » et de son propre aveu, et selon ses propres termes « ne comprend rien »[3], n’entend rien et pour commencer aucune langue étrangère. Lorsqu’un Anglais voyage, il faut s’attendre à d’étranges façons, mais celles de John Ruskin passent la permission ! C’est sous l’influence de Carlyle, de ses éclairs d’éloquence, à travers son horreur des fausses idoles, et en premier lieu de la plus puissante de toutes, le Veau d’or, la puissance de l’argent, sous l’influence naturellement des voyages, il se détache des habitudes et des doctrines de son milieu.
Quelle sera sa doctrine ? Elle est toute entière contenue dans deux affirmations : « La beauté est la signature de Dieu sur ses œuvres » et « la connaissance de ce qui est beau est le vrai chemin et le premier échelon vers la connaissance des choses qui sont bonnes ». Il en découle de ces deux Commandements que l’Art est un enseignement autant qu’une adoration, que l’Art est le chemin qu’ouvre nos sens à la morale et plus loin infiniment, à la divinité.
On le voit, le rigoureux protestant s’est fait une religion à sa façon. Ecoutons de La Sizeranne en faire le commentaire : « L’artiste se tient entre la Nature et nous ; Il observe la Nature comme une vigie. Il est l’éveilleur de nos admirations. Les lois qui sont les plus insaisissables, c’est lui qui les démêle ; les joies qui sont les plus vives, c’est lui qui nous les donne ; les esthétiques mystères qui nous relient aux choses d’en haut et d’en bas, c’est lui qui marche à leur découverte. Tout grand art est admiration ». Dans cette théologie nouvelle, la Nature devient une manifestation mystique : « Car le monde matériel a été expressément organisé dans un dessein esthétique : la plus éphémère feuille que l’arbre donne au vent qui passe, dans le moindre caillou qui roule de la montagne, car dans chacune de ces choses, des yeux d’artiste savent démêler la signature de l’Artiste suprême. Si vous pouvez peindre une feuille vous pouvez peindre le monde ».
S’il s’éloigne de ces préceptes, de cette forme d’innocence, l’artiste devient un monstre –à la lettre, celui qui donne le jour à des formes que Dieu a rebuté et à des sensations dont il n’a pas voulu dans le monde matériel. Et Ruskin fait remonter à loin ses anathèmes : Mantegna, Dürer, Michel-Ange furent les premiers, selon lui, qui dévièrent du chemin, eux qui à la Renaissance regardèrent la Nature avec des yeux d’enquêteurs et la peignirent avec une cruauté de vivisecteurs.
Ruskin eut pour préférence les fleurs de Fra Angelico, et ces Vierges gothiques dont la poitrine nue dessine à peine une virgule de chair, l’élan de pierre des cathédrales françaises et les rudes sculptures de la Venise d’avant ce que l’histoire de l’art désigne comme son Siècle d’or. Il y a derrière la pensée de John Ruskin, de celui qui à la fin de sa vie passa pour fou, un monde de préceptes étroits, de conseils minutieux et d’anathèmes violents qui effrayent. On le voit, il faut se détromper du dilettantisme, de la curiosité désintéressée, des postures d’esthète qui sont souvent en France les idées qu’on associe à Ruskin. « Il vaudrait mieux que tous les tableaux vinssent à périr plutôt que les oiseaux cessassent de chanter » écrit quelque part sans trembler ce terrible prédicateur.
Comme le devina Proust, « la principale religion de Ruskin fut la religion tout court et son sentiment religieux a dirigé son sentiment esthétique » : ce fou d’Art n’a eu de cesse de dénoncer comme une idôlatrie la volupté des formes et des couleurs, et pour faire bonne mesure flétrit sans pitié l’esprit raisonnable de celui qui aborde en historien les formes artistiques. Prophète plongé dans l’impiété spirituelle de son siècle, il frappe à dextre les tendres poètes de l’Art et à senestre les messieurs de l’Université.
Comment comprendre alors la vogue que déclencha Ruskin, l’enthousiasme qu’inspira cet esprit de révérence, l’ébullition artistique qui sortit de ce dogmatisme et les sincères dévotions à l’art qu’on tira de cette prédication rigide ? Une génération de connoisseurs et d’artistes tira de ses livres -Les Pierres de Venise, La couronne d’oliviers sauvages, Les sept lampes de l’architecture, ou Les Matins de Florence- des secrets qu’on tint vers 1900 pour aussi profonds que ceux que les Anciens recueillaient aux Livres sybillins.
De la Sizeranne vit dans l’œuvre du prophète de Brantwood une leçon de liberté, et c’est cette vision paradoxale qu’il faut explorer. Il nous apprend qu’une œuvre a été faite quelque part, dans une ville qu’il faut visiter, née de la main d’un artiste, dans une époque passée, et qu’il n’est pas indifférent ni inutile de connaître l’un et l’autre ; que les conditions dans lesquels on fait ce voyage sont importantes ; qu’il faut sérieusement interroger nos raisons de faire des voyages qui ne sont pas toujours nécessaires – après tout, le monde est grand à la lueur des lampes - ; que tout dans ce voyage, le restaurant dans lequel on a dîné, la conversation qu’on a surpris à l’hôtel, les conditions atmosphériques bien entendu, tout cela est une fraction de l’expérience du connaisseur.
Soyons honnête avons-nous l’envie de connaître, d’en recevoir la leçon morale, de faire sa place dans notre vie à ce que l’œuvre réclame de nous ? Ruskin nous donne un regard neuf sur les monuments, les fresques, les peintures, en les ramenant vers nous. Et surtout, Ruskin démolit avec une férocité de prophète les niaiseries de la critique artistique, les petitesses de l’Université et l’aplatissement de l’opinion devant les fausses idoles. Il renverse avec jubilation les monuments les plus établis : ni Titien, ni Michel-Ange, ni Christopher Wren n’échappent à ses anathèmes. Il nous affirme qu’il faut déchirer le voile de la critique, ignorer les gloses séculaires, bousculer le dogme et aller directement à la fraîcheur de l’œuvre, la voir dans sa nouveauté, avec le regard et l’esprit de l’époque qui la vit naître.
Ruskin nous dit quelque part que, lorsque nous donnons une pièce à un mendiant il est indécent de s’interroger sur le mérite du pauvre bougre ; mais qu’il est essentiel en revanche de descendre en nous-même et de scruter notre conscience pour savoir si l’intention de ce don nous laisse pur ; qu’il faut que nous passions ce don au révélateur de la conscience pour savoir si la véritable Charité y est à demeure. Lorsque j’y songe, c’est à un exercice spirituel – un exercice d’humilité- du même ordre que Ruskin nous propose devant l’art : ne nous demandons pas si cette fresque, si cette sculpture doivent être aimées par nous. Demandons-nous plutôt si nous avons filtré dans notre âme toute les scories du snobisme, les préjugés de la haute culture, les pudeurs de l’éducation : c’est à cette condition-là que nous recevrons –ou que nous rejetterons- cette sculpture, cette fresque –cette offrande de beauté.
Il fut l’homme par qui le scandale arrive. Ses articles furent censurés et poursuivis en justice, sa vie sentimentale clouée au pilori. Il voulait qu’on remisât les locomotives et qu’on détruisît le Crystal Palace, « cette serre à concombres ornée de deux cheminées ». Est-ce excessif ? Est-ce que la France moche n’aurait pas l’usage de cette vigoureuse et intransigeante philosophie du paysage ? Il voulut réhabiliter l’artisanat, en commençant par l’art du tissage, établir une authentique culture populaire, rendre aux classes pauvres et au travail une dignité nouvelle -et s’y ruina au passage- mais tout le mouvement Arts and Crafts est sorti de cette idée - il fut le fondateur en 1871 de cette Guilde de Saint George, devoted to arts, crafts and the rural economy, si active aujourd’hui encore.
Burne-Jones, Dante Rossetti, William Morris, John Millais, c’est Ruskin qui les mit au-dessus des fluctuations de l’opinion et pour ainsi dire les inscrivit dans l’Histoire ; c’est à lui, à son influence, que l’on doit la prodigieuse richesse des musées anglais dans la peinture d’avant Raphael, et particulièrement les cinq salles qu’y consacre la National Gallery ; à lui, après qu’il eut publié les Modern Painters, que l’on doit les Turner que compte toute collection britannique qui se respecte.
Le biographe et son sujet
On prend le risque en chroniquant à la fois le biographe et son sujet, de faire perdre de vue la qualité du premier ou d’escamoter l’importance historique du second. On ne sait prendre son parti ; Proust en convient dans les Journées de pèlerinage au cours desquels il perd parfois Ruskin de vue et s’égare sur des chemins qui seront bientôt ceux de son œuvre à lui, à l’exemple de cette digression où la cathédrale d’Amiens se colore au fil d’une seule phrase de tous les instants d’une journée « bleue dans le brouillard le matin, éblouissante le matin, grassement dorée l’après-midi, rose et fraîchement nocturne au couchant » et où l’on ne sait s’il faut reconnaitre là le ressouvenir d’un tableau de Turner ou bien celui de la lampe magique de l’enfance où Golo monte vers le château de Geneviève de Brabant.
C’est un risque de digression où l’on ne prendra pas de La Sizeranne : la biographie qu’il consacre à Ruskin est exacte, tout y vient à point, dévote et admirative. Le plan de l’ouvrage comporte outre l’Introduction trois parties dont je livre les intitulés et conserve à dessein les majuscules : Sa Physionomie, Ses Paroles, Sa Pensée esthétique et sociale. Mais dans le genre qu’explore Ruskin, il n’est de mérite, il n’est de place que pour l’inventeur et de La Sizeranne eut la sagesse d’entendre cette maxime, et quoiqu’il se soit à l’évidence reconnut dans le prophète de Brantwood, il sut rester lui-même, et n’eut d’autre souci que de s’effacer devant celui qu’il considéra comme le plus grand philosophe de son siècle.
Il fallut attendre la série de trois volumes qu’il écrivit entre 1913 et 1927, Masques et Portraits de la Renaissance, pour qu’il livre au public l’originalité de sa propre philosophie et la profondeur de sa culture visuelle.
A l’imitation de sa méthode, essayons de deviner sa personnalité, en partant d’un des rares portraits littéraires qui nous le restitue [4]: cape de laine bourrue, nez vif, collier de barbe et le poil dru, chapeau à la tyrolien, rudes gants de peau, gourdin noueux, « l’air d’un carbonaro qui connait tous les chemins de la montagne » ; à Paris, passant très pressé, toujours parti, il a néanmoins, aussi bien qu’un autre, fréquenté au Faubourg Saint Germain au temps de sa jeunesse.
Grand voyageur, de l’Engadine à la Toscane avec ses cyprès aux ombres d’un seul morceau, des féeries de la Méditerranée aux brumes empoisonnées de Londres ; mais il n’est pas un déraciné, au contraire essentiellement un vieux gentilhomme français, héritier de séculaires traditions qu’il veut faire servir au monde moderne ; à sa place à la cour et à la ville, et surtout à la campagne, connaissant les champs et les vignes de son canton, poète du vin, causant avec les paysans de la vendange qui vient ; son œuvre politique et sociale fait écho aux projets de Ruskin, ce qui l’amène à former parmi les premiers le syndicat agricole, et avec son frère Maurice, à œuvrer pour l’éducation des aveugles au sein d’une association qui existe encore.
En 1895, à travers seulement quatre articles il devient en France le spécialiste de la peinture anglaise contemporaine[5], dont il devine la singularité, et qu’il fait connaître, relayant à sa manière les Modern Painters de Ruskin[6]. Il n’entra jamais à l’Académie, et on dénia même à cet esprit libre la qualité d’historien de l’art.
Pour finir là où toute biographie devrait commencer, penchons-nous un instant sur son enfance à lui, cette enfance d’autrefois. Fils d’une vieille famille terrienne, il est un enfant des montagnes du Dauphiné ; sur les pas d’un père qui peint, il parcourt l’Oisans, le Vercors et les Savoies, le sac au dos et le carton à dessiner sous le bras, faisant son éducation dans la maison familiale de Tain auprès tour à tour d’un précepteur, du curé ou de l’instituteur. Même le vin fait liaison entre Ruskin, commerçant de porto et vins fins, et celui qui, non content de chanter ses vins de l’Hermitage, « gardien des soleils qui se sont éteints », les éleva dans ses chais.
Il reste aussi, pour notre plus grand plaisir un homme de l’ancien temps, du temps que nos pères voyageaient en chaise de poste ; on savait, au cri du postillon « des chevaux, des chevaux ! » qu’on allait relayer, et que bientôt, dans l’endormissement du chemin, le même horizon flotterait longtemps à l’imagination ; où l’on arrivait dans les villes par les vieilles portes antiques ; laissons-le nous raconter « ces accidents certains des longs voyages. Des ombres se lèveront pour flotter avec nous sur la route solitaire, lorsque l’âcre parfum des herbes de la vallée semble l’âme errante de la nuit claire. Aventures de coches, carrosses rencontrés, chaises versées sous les balustres de la vieille terrasse, torches sortant du château inconnu, destinées frôlées pendant une heure, silhouettes entrevues et disparues à jamais ».
De La Sizeranne écrivit en 1906 la préface aux Pierres de Venise ; il en avait prononçé le discours un an auparavant à Venise, au Palais des Doges, devant le roi et la reine d’Italie, « en robe de velours gris pailleté d’argent, au milieu des vivats et des applaudissements sans fin de tout un peuple massé sur la place Saint-Marc », nous dit le chroniqueur de la Revue des Deux Mondes, dans une cérémonie qui fit date.
Dans ce discours, de La Sizeranne caractérise bien l’originalité de Ruskin dont l’œuvre n’appartient ni à l’érudition, ni à la critique, qui tendrait par moment vers une forme de prophétisme, si un humour très anglais ne l’en tenait éloigné. Une œuvre qui demande des leçons de beauté au Passé mais pas une loi ; qui voit en l’art le miroir de la Vie, mais pas la vie même ; qui nous prépare à défier les convenances et les arguments d’autorité ; d’apprendre en face d’une œuvre à penser par soi-même, et comme si nous avions une conversation avec celui qui la créa ; qui nous enseigne à passer « des aperçus les plus éloquents aux remarques les plus minutieuses » ; qui vous recommande de manger des gâteaux avec d’entrer dans la cathédrale d’Amiens mais d’impérativement vous souvenir, dans le recueillement, du Psaume 19, avant que d’en sortir.
Il existe deux courants principaux de la critique d’art en France – prenons le risque de la simplification ! L’un est nourri par une culture philologique et historique et a le souci de replacer les courants artistiques dans l’histoire globale de son époque : l’art est ainsi l’aspect le plus brillant de son époque, mais il n’en est qu’un des aspects et solidaire des autres ; ce courant trouve par son exigence sa place dans le monde académique et c’est au XIXème siècle, à l’unisson du grand essor des sciences sociales qu’il se situe.
L’autre courant, qui est plus ancien, nourri de subjectivité, mais dont l’érudition soutient la démonstration, qui laisse une place beaucoup plus considérable au génie individuel, se plaisant même à le désolidariser de son époque d’une part, en affirmant l’autonomie de la « vie des formes » sur les phénomènes sociaux et historiques.
De La Sizeranne aura tenté, en vain, d’introduire une troisième voie : celle d’une critique d’art fortement greffée sur une culture morale et religieuse qui tend à objectiver le beau ; je laisse à décider si c’est le fonds laïc qui en France a rejeté cette greffe ou si l’étrangeté de cette forme critique, son insularité, a interdit qu’elle puisse prendre racine. L’accueil dans le public cultivé fut enthousiaste et c’est dans la culture du goût que l’héritage ruskinien a été le plus profond : par son attention à la culture de l’artisanat par opposition aux formes et aux procédés industriels ; par la prise de conscience que le Beau ne peut être étranger, ni dissocié d’une réflexion sur l’état social et moral d’une société ; pour le dire autrement, parce que la culture et l’esthétique d’une part et l’action sociale et politique d’autre part sont sœurs et vont ensemble. Ces préceptes, si décisifs pour le goût de cette époque, constitutifs d’elle, ont cependant été sentis, en France, comme inutilisables et furent sans portée concrète pour les artistes. Contrairement à la Grande-Bretagne, où il marqua profondément le courant artistique, il n’y eut pas en France un art d’après Ruskin.
Beauté, nature et liberté, ces mots, que Ruskin avait lié en une gerbe glorieuse, de La Sizeranne les a ramassés, il les a naturalisés dans notre langue, il en a tiré une philosophie dont il est bon, il me semble, que l’amateur d’art fasse l’essai.
Antoine Cardinale - février 2019
[1] La mort des cathédrales, Marcel Proust, 1904
[2] Ruskin et la religion de la Beauté, Robert de La Sizeranne, Librairie Hachette,1897
[3] Praeterita, préface de Robert de La Sizeranne, Librairie Hachette, 1911
[4] Revue des Deux Mondes, avril 1920
[5] La peinture anglaise contemporaine, Robert de La Sizeranne, Librairie Hachette, 1895
[6] Après la Commune, de nombreux artistes français dont Monet, Pissaro, Carpeaux ou Dalou trouvèrent à Londres un asile, dont ils revinrent pour la plupart après la loi d’amnistie de 1880. Malgré Tissot ou de Sisley, compagnons d’atelier et tous les deux sujets britanniques, il est curieux de constater que cet exil n’altéra en rien l’imperméabilité des milieux artistiques français aux influences du pré-raphaélisme.
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